Afrique du Sud, 1976. Égypte, 2011. Trente-cinq ans après le début de la révolte de Soweto, Jay Naidoo lit chez les jeunes arabes la même détermination qui a mené sa génération à venir à bout de l'apartheid. Mais une révolution, rappelle-t-il, ne se fait pas en une seule saison. À la veille de sa participation à l'Assemblée mondiale de CIVICUS, où il parlera samedi de l'importance de l'action citoyenne, nous nous sommes entretenue avec l'ancien syndicaliste et ancien ministre sous Nelson Mandela, président de l'Alliance globale pour l'amélioration de la nutrition (GAIN).

Q En quoi les jeunes arabes devraient-ils s'inspirer de l'expérience sud-africaine?

R En Afrique du Sud, la situation comparable s'est passée en 1976, lorsque notre génération s'est levée devant l'imposition de la langue afrikaans dans les écoles. J'étais à l'université quand les manifestations ont débuté à Soweto, avant de se propager au reste du pays. Et cela a pris 19 ans avant que Nelson Mandela ne devienne le premier président démocratiquement élu.

Q Cette transition, ce changement entre deux régimes, prend donc du temps... Combien de temps?

R Ça peut prendre plusieurs années. [...] Si vous regardez l'histoire des transitions dans le monde, il n'y a jamais eu un seul «big bang», puis la démocratie. Il y a une façon de passer de l'ancien au nouveau système. C'est la partie la plus dangereuse; ç'a été le cas en Afrique du Sud. La violence y était pire dans les années 90, juste après la libération de Mandela, parce qu'il y avait beaucoup de forces opposées au changement. C'est le défi auquel fait face l'Égypte, en particulier. L'Égypte compte 80 millions de personnes, et même si tout le monde veut un changement, tout le monde ne souhaite pas le même changement. Si tous s'entendaient pour se débarrasser de Moubarak, cet élan se morcelle maintenant en plusieurs partis.

Q Heureusement, pour les Sud-Africains, il y avait Nelson Mandela, un leader fort...

R C'est une chose dont on a absolument besoin dans cette période de transition: un leadership extraordinaire. Il n'y avait pas seulement Mandela, mais des milliers de leaders issus de la société civile. [...] La démocratie ne peut jamais être imposée de l'extérieur, c'est le problème avec la campagne de l'OTAN en Libye. La démocratie en Afrique du Sud a réussi parce que c'était un mouvement qui venait de l'intérieur; il était fort, nous savions ce que nous voulions. [...] C'est pourquoi la société civile est si importante. Elle était portée par les universités, les syndicats, les gens ordinaires qui ont senti qu'ils devaient prendre position. La solidarité internationale est indispensable, mais elle ne peut mener la révolution. [...] Il faut aider les gens pour qu'ils deviennent eux-mêmes des leaders qui s'attaqueront aux problèmes qu'ils jugent être importants. Ce sera mon message à la conférence: la société civile joue un rôle fondamental de chien de garde de la démocratie, de pouponnière des débats de société et d'émergence de leaders qui, un jour, vont occuper des postes importants dans l'État, au plan corporatif ou académique.

Q Toute transition comprend une négociation. Quels sont les compromis que vous avez dû accepter?

R Notre principale demande était d'obtenir un gouvernement élu sur la base d'une personne, un vote. Nous n'allions pas faire de compromis là-dessus. [...] L'un des compromis que nous avons eu à faire était de renoncer à la lutte armée. Au sommet de la violence, nous avons décidé que nous allions saisir unilatéralement les stocks d'armes. Les gens se faisaient tuer par centaines chaque semaine, même Mandela s'est fait tirer dessus. Mais nous avions le leadership de prendre cette décision impopulaire, sans quoi la négociation aurait avorté.

Q Êtes-vous optimiste quant à l'avenir?

R La génération de mes enfants héritera d'un monde beaucoup plus complexe que celui auquel nous avons fait face. Il y a une menace de désastre écologique grandissante à cause des changements climatiques. [...] Nous savons qu'il y aura une crise alimentaire continuelle [...]. Nous savons aussi qu'il y aura aussi une crise du chômage. [...] Pourquoi devons-nous nous engager comme citoyen? Parce que c'est le monde qu'on laissera à nos enfants. Nous sommes à un moment dans l'histoire où nous devons rassembler les gens et décider ce que nous voulons. Et ce n'est pas ma génération qui va le faire, c'est celle de mes enfants. Si l'on s'attend à ce que le gouvernement ou les institutions établies prennent le leadership, ça n'arrivera pas. Le nouveau leadership doit émerger de la société civile.