«J'ai toujours été chanceux.» Entre 1994 et 1997, le Montréalais d'origine rwandaise Pierre Claver Ndacyayisenga a vécu dans cinq camps de réfugiés en République démocratique du Congo. Dans sa fuite éperdue, il a traversé ce pays d'est en ouest, parcourant des milliers de kilomètres, à pied, avec sa femme et ses trois enfants. Il a été témoin d'innombrables massacres. Sa «chance»: il est toujours en vie.

Comme 1,2 million d'autres Hutus du Rwanda, M. Ndacyayisenga et sa famille se sont réfugiés en RDC après le génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 et la prise du pouvoir, à Kigali, par le mouvement de rébellion tutsi mené par Paul Kagame.

Parmi ces réfugiés se cachaient des miliciens hutus responsables des massacres. Ils utilisaient les camps de réfugiés comme arrière-bases afin de lancer des attaques contre l'Armée patriotique rwandaise du président Kagame.

Les tensions ont monté. «En juillet 1996, on a commencé à entendre des rumeurs de guerre. Le gouvernement rwandais était déterminé à détruire les camps de réfugiés pour y traquer les génocidaires qui s'y cachaient», raconte M. Ndacyayisenga. À l'époque, il vivait sous une tente dans le camp de Kashusha, près de la frontière rwandaise.

Les troupes de Kagame sont passés à l'attaque le 2 novembre. «À 8h du matin, on a commencé à entendre des coups de feu dans le camp. On s'y attendait, parce que des rescapés de camps attaqués auparavant s'étaient réfugiés dans le nôtre. Il y avait beaucoup, beaucoup trop de monde. Les militaires ont lancé des balles, des grenades et des mortiers dans la foule.»

Cette seule attaque a fait des centaines de morts, selon le rapport publié hier par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme sur les crimes commis en RDC. Pendant de longs mois, en 1996 et en 1997, il y a eu beaucoup d'autres attaques, qui auraient fait au total 200 000 morts. La plupart des victimes étaient des femmes, des enfants et des vieillards, tués pour leur seule appartenance à l'ethnie hutue.

«On a fui vers le nord, même si on ne savait pas trop d'où venaient les balles», dit M. Ndacyayisenga. Dans la panique, il a perdu la trace de son fils de 13 ans. Il l'a retrouvé après deux jours de marche.

L'homme et sa famille ont atterri à Shanje, un camp de fortune dressé en pleine jungle. «On pensait laisser la guerre derrière nous en nous enfonçant dans la forêt.» Mais le répit a été de courte durée. Le 21 novembre, des militaires ont attaqué le camp de Shanje, tuant des centaines de réfugiés.

«Certaines victimes ont été tuées par balles, par des éclats d'obus ou de roquettes. D'autres, parmi lesquelles de nombreuses personnes âgées, des malades et des enfants, ont été tuées le long de la route», lit-on dans le volumineux rapport.

Page après page, le même scénario se répète. Les massacres étaient organisés, systématiques. «Chaque fois qu'ils repéraient une grande concentration de réfugiés, les militaires tiraient sur eux indistinctement à l'arme lourde et à l'arme légère. Ils promettaient ensuite aux rescapés de les aider à rentrer au Rwanda. Après les avoir rassemblés sous différents prétextes, ils les tuaient le plus souvent à coups de marteau ou de houe. Ceux qui tentaient de fuir étaient tués par balles.»

M. Ndacyayisenga a vécu l'enfer. «Ces gens nous poursuivaient sans cesse. On marchait le plus longtemps qu'on pouvait. On n'avait même plus de chaussures. Elles s'étaient désintégrées à force de marcher.» Chaque fois que les réfugiés érigeaient un camp, les militaires le rasaient.

Ne restait plus qu'à marcher. Pendant des mois et des mois. Parfois, l'énorme colonne de réfugiés était attaquée. «C'était la mort, toujours. On a mangé de tout, des crocodiles, des rats, des insectes. Dans la forêt, il y avait des tas de fourmis rouges. Un soir, avant de coucher ma fille de 5 ans, j'ai remarqué que son corps était couvert de piqûres. Elle n'avait pas pleuré. Elle m'a dit qu'elle n'en avait pas le temps, qu'il fallait fuir.»

La famille est arrivée au Congo-Brazzaville en mai 1997, après avoir donné ses dernières économies à un villageois pour qu'il l'aide à traverser le fleuve Congo en pirogue. Beaucoup n'ont pas eu cette chance. Incapables de franchir le fleuve, ils ont été massacrés à la toute fin de leur périple. «Les villageois n'ont pas mangé de poisson pendant des mois parce qu'il y avait trop de cadavres dans le fleuve.»