Pour reprendre une image chère à son leader légendaire, Nelson Mandela, l'Afrique du Sud a parcouru un long chemin vers la liberté. Ce pays fascinant vient de prouver qu'il peut, comme n'importe quel pays riche, organiser un tournoi de la Coupe du monde de soccer. Mais derrière ce succès et la fierté qu'il suscite ici, des défis colossaux se dressent toujours devant l'Afrique du Sud, dont la lutte contre la corruption.

L'un des endroits les plus divertissants de Johannesburg, sans aucun doute, se trouve non pas dans les lieux touristiques, dans les stades de foot ou dans les fameux townships, mais sur le trottoir des quartiers populaires: le kiosque à journaux, une vitrine privilégiée sur l'ensemble des manchettes surréalistes qui décrivent les scènes politique, policière, sociale, financière, sportive...

 

Un matin, cette semaine, en plein centre-ville de Johannesburg, les grands titres hallucinants étaient alignés sur les murs de la petite cabane bancale: l'ex-chef des services secrets arrêté pour vol à main armée; la maison du sous-ministre de la Sécurité publique et les bureaux de la FIFA cambriolés; poursuite policière en pleine ville: deux bandits abattus par la police; FIFA: allégation de favoritisme impliquant le frère du président de l'Afrique du Sud; poursuites entre membres de l'ANC; le président Zuma forcé de rendre des comptes... Et ainsi de suite. Un vrai feu d'artifice!

Les Sud-Africains sont doués d'un sens de l'humour directement proportionnel aux problèmes qui affligent leur pays. Cela dit, même avec beaucoup d'humour, on sent clairement l'impatience et même la grogne envers un gouvernement qui ne maîtrise plus la situation.

Tout n'est pas la faute du gouvernement, bien sûr. Mais l'African National Congress (ANC), le parti historique de Mandela, au pouvoir depuis 16 ans et apparemment pour longtemps encore, avait promis tellement de choses que la déception de ceux qui attendent encore les fruits de la démocratie est nécessairement profonde.

C'est peut-être le prix à payer lorsqu'un peuple se libère d'un carcan, l'apartheid dans le cas de l'Afrique du Sud, l'un des régimes les plus répressifs de la fin du XXe siècle: l'impatience d'une population qui a tellement souffert qu'elle n'accepte pas d'attendre pour profiter pleinement de sa libération.

En fait, certains en profitent, mais pour l'immense majorité des Sud-Africains, le fruit tarde à mûrir. Pire, il y a un ver dans ce fruit: la corruption, endémique au point où tout le monde en parle ouvertement, ici, du quidam de Soweto au prof d'université, du chanteur hip-hop au pasteur méthodiste, des diplomates étrangers aux politiciens sud-africains.

Le gouvernement ne peut être tenu responsable de tous les maux, mais la corruption, c'est clairement son rayon.

Exemple frappant du sens de l'humour, mais aussi du réalisme des Sud-Africains, ils ont inventé un mot pour décrire les amis du régime qui ramassent systématiquement tous les contrats du gouvernement: «tenderpreneurs», contraction des mots tenderers (soumissionnaires) et entrepreneurs.

Selon les médias, l'opposition et presque tous les Sud-Africains à qui vous parlerez, les appels d'offres sont systématiquement truqués pour favoriser les «tenderpreneurs».

Depuis quelques années, l'Afrique du Sud, pourtant considérée comme une démocratie solide en Afrique, monte dans le classement des pays corrompus de Transparency International.

Partout où l'on va, à la douane, dans les postes de police, dans les édifices gouvernementaux, des affiches invitent les gens à dénoncer la corruption.

«La corruption était déjà un grave problème, ici, mais ce problème ne cesse de s'aggraver, affirme Mosibudi Mangena, ancien ministre des Sciences et des Technologies dans le précédent gouvernement de Tabo M'Beki. Plein de gens qualifiés ne peuvent trouver d'emploi à moins d'adhérer à l'ANC ou de donner de l'argent à l'ANC. Et les candidats de l'ANC font systématiquement campagne en disant aux électeurs qu'ils vont perdre leurs allocations s'ils ne votent par pour eux. C'est au point où bien des gens peu instruits confondent ANC et gouvernement...»

Bantu Holomisa, député et chef du parti de l'opposition United Democratic Movement, accuse l'ANC de corruption depuis des années. Il a d'ailleurs été expulsé de ce parti pour avoir osé accuser un ministre de corruption.

«La corruption est institutionnalisée ici, dit-il sans détour. Par exemple, pour les soumissions d'Eskom (NDLR: le monopole étatique des télécommunications), les soumissionnaires se font dire de s'associer avec telle firme amie du régime. Il y a des allégations selon lesquelles 10% des contrats retournent à l'ANC. C'est du vol!»

L'exemple vient de haut

En matière de corruption, l'exemple vient de haut. Il y a cinq ans, le président Zuma, alors vice-président, a été accusé d'avoir favorisé un ancien associé dans l'attribution d'un contrat d'armement de 4,8 milliards. Les accusations ont finalement été abandonnées l'an dernier, même si le juge de première instance avait conclu que M. Zuma et son ancien associé avaient bel et bien profité de «bénéfices symbiotiques mutuels» dans cette affaire!

En plus des dérapages éthiques du gouvernement, le comportement du président lui-même, Jacob Zuma, polygame notoire et suspect dans une cause de viol, dérange ou embarrasse bien de ses concitoyens.

Critiqué de toutes parts, le gouvernement Zuma se montre de plus en plus paranoïaque. Il n'y a pas que les journalistes qui soient occupés ici avec les différentes «affaires», les tribunaux le sont aussi.

Le président de l'aile jeunesse de l'ANC, Julius Malema, est engagé dans une bataille juridique contre un rival, en plus d'être visé par une plainte d'incitation à la haine devant le tribunal des droits de l'homme à La Haye. M. Malema est un protégé du président Zuma et le plus loyal de ses supporters.

Cerné, le gouvernement attaque ses détracteurs en cour ou menace de le faire même lorsqu'il s'agit des plus anciens alliés de l'ANC, comme le COSATU, le syndicat le plus influent d'Afrique du Sud (plus de 2 millions de membres).

Le secrétaire général du COSATU (Congress of South Africa Trade Union), Zwelinzima Vavi, l'a appris à ses dépens ces derniers jours lorsque l'ANC et un ministre l'ont menacé de sanctions et de poursuites parce qu'il a demandé au gouvernement d'enquêter sur les allégations de corruption.

M. Vavi n'a pas bronché, mettant au défi le ministre en question de le poursuivre. L'ANC a reculé. Mais quelque chose vient de se briser entre le parti au pouvoir et son fidèle allié syndical.

«Nous allons continuer de nous opposer à la corruption. C'est un sérieux problème, qui touche des membres du gouvernement, et celui-ci n'en fait pas assez pour enquêter», dit Patrick Craven, le porte-parole de COSATU.

Même les caricaturistes passent à la moulinette du gouvernement: le président Zuma poursuit Jonathan Shapiro, caricaturiste de l'hebdomadaire Mail and Guardian, parce qu'il l'a représenté sur le point de «violer» la justice avec l'aide de ses alliés politiques. (Zapiro, de son nom de plume, dessine toujours le président avec une petite douche sur la tête parce que celui-ci a déjà affirmé avoir pris une douche pour se protéger après avoir eu une relation sexuelle avec une jeune femme séropositive.)

Dans un tel climat, la naissance d'une véritable opposition capable de chauffer ce monument qu'est l'ANC est-elle possible?

Il y a des poches de résistance dans le pays, à Cape Town et à Durban en particulier, mais l'ANC, malgré un score moins éclatant aux élections de 2009, maintient une avance magistrale au Parlement (environ 75% des 405 sièges).

«L'image légendaire de l'ANC se dissipe peu à peu avec le temps, croit toutefois Mosibudi Mangena, ancien député et ancien chef du parti Azapo. Une opposition forte, c'est sain parce que cela force le gouvernement à s'occuper des gens. Avec le temps, l'ANC est devenu arrogant, corrompu, et il tient la population pour acquise.»

M. Mangena, proche du célèbre militant Steve Biko, était, jusqu'en 2008, le seul ministre non membre de l'ANC.

Un parti comme tous les autres?

Passé de mouvement révolutionnaire clandestin à mouvement d'opposition populaire, puis de parti officiellement reconnu à gouvernement et, finalement, à gouvernement immuable, l'ANC de Nelson Mandela semble aujourd'hui devenu un parti comme tous les autres. Le pouvoir d'abord. Avec tous les travers qui vont avec une telle attitude.

L'apartheid est révolu, mais pas la misère des Noirs. Un taux de chômage de 40%, les pauvres de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches, les amis du régime qui s'enrichissent soudainement, le sida... Air connu.

Desmond Tutu a récemment avoué que Nelson Mandela serait bien déçu de voir où son parti a mené son pays.

Au lendemain de la Coupe du monde, lorsque la fête sera finie, il faudra affronter la réalité et ramasser les factures laissées par cette association peut-être pas si profitable avec la FIFA.

Il faudra mettre de l'ordre dans les finances publiques, poursuivre la lutte contre le sida et juguler les violences xénophobes contre les réfugiés zimbabwéens entassés dans des taudis ou dans des camps.

Pour le moment, c'est la fête en Afrique du Sud, mais lorsque le son des vuvuzelas s'estompera, les lendemains risquent de déchanter.