En Afrique du Sud, la plupart des Blancs jouissent toujours d'une vie de privilèges à laquelle la majorité noire ne peut accéder qu'en rêve. Mais avec l'abolition de l'apartheid, les filets de sécurité dont profitaient les Blancs moins éduqués ont disparu. Résultat, des centaines de milliers d'entre eux sont tombés dans la misère la plus crasse, racontent nos journalistes.

Les familles aiment s'attarder, le dimanche, à l'ombre des grands arbres de Coronation Park, dans la ville afrikaner de Krugersdorp. Pendant que les parents organisent des braais, ces fameux barbecues sud-africains, les enfants jouent au foot ou s'amusent dans les balançoires. Mais tous évitent soigneusement une partie du parc, tout au fond, occupée par des centaines de squatteurs miséreux.

Là-bas, les enfants qui flânent pieds nus dans la poussière iront se coucher le ventre vide. Leurs parents traînent leur misère dans des caravanes, des tentes ou de pauvres baraques de planches et de tôle ondulée. Des chiens crottés se pourchassent à travers les détritus et les carcasses de voitures.

C'est un bidonville comme il y en a des milliers en Afrique du Sud. À une différence près: les pauvres qui s'y entassent sont blancs.

À 57 ans, Jan Geldenhuys en paraît 20 de plus. Visage creusé de rides, vêtements sales et troués, voix éraillée par la cigarette, il regrette les jours anciens. «C'était fantastique. J'avais un emploi, des autos... j'avais tout et je pouvais tout faire! Mais les choses se sont mises à mal tourner pour moi il y a 15 ou 20 ans.»

Autrement dit, depuis l'abolition de l'apartheid? «Oui, admet-il. Tout ce à quoi nous avons eu droit, depuis, c'est à de la souffrance.»

La plupart des 4 millions de Sud-Africains blancs jouissent toujours d'une vie de privilégiés à laquelle leurs compatriotes noirs, 10 fois plus nombreux, ne peuvent accéder qu'en rêve. Cela dit, depuis les premières élections démocratiques qui ont porté Nelson Mandela au pouvoir, en 1994, la misère des Blancs ne cesse d'augmenter. Les rangs de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté ont doublé.

«Le filet de sécurité dont profitaient les Blancs sous l'apartheid a disparu. À l'époque, certains auraient dû être pauvres, mais le gouvernement les récupérait et leur donnait un travail, sur les chemins de fer et dans les mines, par exemple», explique Frans Cronje, directeur de l'Institut sud-africain des relations raciales.

Sans filet pour les rattraper, les Blancs moins instruits comme Jan Geldenhuys sont tombés dans la misère la plus abjecte. Selon Solidarity, un syndicat qui défend les intérêts de la communauté blanche, ils sont désormais 430 000 à survivre dans des camps de squatteurs un peu partout au pays. Et ils n'attirent guère la pitié de la majorité noire, qui les perçoit comme d'ex-profiteurs des règles ségrégationnistes de l'ancien régime.

Des pigeons pour survivre

Jan Geldenhuys ne profite plus de rien. Trop jeune pour avoir droit à une pension de vieillesse, il fait la manche auprès des automobilistes, près d'un feu de circulation de Krugersdorp. Quand la récolte est bonne, il se paie des oeufs. Il mange à la lueur d'une chandelle, sous les bâches usées qui lui servent de toit.

L'hiver, des bourrasques glaciales s'engouffrent dans les tentes et les baraques. Pour se chauffer, les squatteurs coupent les arbres du parc. «Parfois, il faut aussi tuer les pigeons pour nourrir les enfants», dit Sydney George Barnard. Neuf membres de sa famille - enfants, parents et grands-parents - se partagent une tente et une petite caravane.

Depuis un an, le camp est privé d'électricité. «La Ville a voulu se débarrasser de nous. Elle voulait aménager un site avec des écrans géants pour diffuser les matchs en plein air pendant la Coupe du monde. On n'a pas bougé», raconte Irene Danniekerk, qui administre le camp.

La Ville a fini par lâcher prise. Mais l'électricité n'est jamais revenue. «Les autorités voulaient nous reloger à côté d'un township noir, s'indigne M. Barnard. Ils nous auraient tous tués!»

Les squatteurs n'ont pas besoin des autres: ils se font déjà bien assez peur entre eux. «Au début, c'était bien, ici», raconte M. Geldenhuys, qui vit dans ce camp depuis cinq ans. «Mais maintenant, les gens se querellent beaucoup. Il y a des troubles entre voisins. Certains sont mauvais. Ils boivent, fument de la drogue et se battent.»

Comme tous les bidonvilles, celui-ci est aux prises avec d'importants problèmes de violence, d'alcool et d'abus de toutes sortes. «C'est dur. Certains boivent, dit Mme Danniekerk. Mais ils ont sans doute de bonnes raisons de boire.»

Misère noire

Le président Jacob Zuma s'est dit «choqué et surpris» après avoir visité un camp semblable à celui de Coronation Park, l'an dernier. Il faut s'attaquer à la pauvreté blanche, avait-il déclaré, car elle est devenue «embarrassante».

Sa visite en a indigné plusieurs. Pourquoi se préoccupait-il de cette poignée d'indigents alors que la pauvreté reste énorme - et disproportionnée - parmi les Noirs?

Pour 80 camps de squatteurs blancs concentrés autour de la capitale, Pretoria, il y a 2000 bidonvilles noirs, beaucoup plus vastes et encore plus misérables, d'un bout à l'autre de l'Afrique du Sud. «Le taux de chômage chez les Noirs est cinq fois plus élevé que chez les Blancs», souligne Frans Cronje.

Reste que la misère blanche existe, dit le secrétaire général de Solidarity, Dirk Hermann. Mais elle est taboue. «C'est une pauvreté silencieuse. Dès que nous soulevons ce problème, on se fait vite répondre que pendant 300 ans les Blancs ont eu tous les privilèges. La morale, en Afrique du Sud, c'est que les Blancs sont coupables et les Noirs, victimes.»

Les récriminations de ce genre sont légion dans les camps de squatteurs blancs. Il n'y a pas de place pour eux au pays. Ils ne sont pas de la bonne couleur. Ils sont tombés du mauvais côté de l'Histoire.

Égaux dans la pauvreté

Ronel Van Dyk ne cache pas son aversion pour les Noirs. «J'ai toujours été raciste! Ma tante et mon oncle ont été tués par un chauffeur de taxi noir. Je m'ennuie des années de l'apartheid. À l'époque, les enfants pouvaient marcher dans la rue sans avoir peur d'être agressés!»

Mme Van Dyk administre l'Uncle Ben's Den, une communauté blanche et pauvre en banlieue de la capitale, Pretoria. De l'extérieur, le refuge a l'air d'une maison comme les autres. Mais dans l'immense cour, 140 Afrikaners ont planté leurs petites cabanes en bois. Isolés du reste du monde.

«La plupart de ces gens ont perdu leur travail parce qu'ils sont blancs, soutient Mme Van Dyk. C'est du racisme inversé, mais on n'a pas le droit de le dire.»

Comme elle, de nombreux Blancs attribuent leurs malheurs aux mesures de discrimination positive mises en place par le gouvernement pour redresser les injustices raciales du passé. Des mesures controversées, mais qui ont tout de même contribué à l'essor d'une petite bourgeoisie noire en Afrique du Sud.

Lentement, les privilèges rattachés à la race se démocratisent, constate Achille Mbembe, politologue à l'Université Witwatersrand de Johannesburg. Selon lui, la montée de la pauvreté blanche est d'ailleurs «un signe, malheureusement cynique», que la société sud-africaine devient de plus en plus égalitaire...