Le soleil plombe sur les centaines de petites tentes blanches bien alignées sur un site en terre de la superficie d'un terrain de football. Plusieurs sont pourries, trouées et rafistolées avec de vieux vêtements sales.

Des familles entières sont installées par terre devant leurs abris de fortune. Ils cuisinent, fixent le vide, tuant le temps.

Quelque 3000 déplacés des horreurs de l'an dernier au Kenya s'entassent encore au camp d'Eldoret.Ce sont des Kikuyus, l'ethnie ciblée par ces violences. Ils ont dû fuir, chassés par des Kalenjins des environs et de leurs propres villages, avec qui ils vivaient pourtant en symbiose. 

Du moins jusqu'au soir du 29 décembre 2008, lorsque la victoire du président Mwai Kibaki - un Kikuyu - a été proclamée par la Commission kenyane des élections. Avant d'être aussitôt dénoncée par des observateurs indépendants. 

La riposte des Luos, des Kalenjins et autres ethnies du pays qui supportaient l'adversaire du président Kibaki, Raila Odinga, a été sanglante.

******

La chaleur est à la limite du supportable dans ce camp.

Les hurlements de bébés sont omniprésents. Sur un des sentiers, un enfant court derrière un pneu en caoutchouc. Il le fait rouler avec un bâton. Les déchets qui s'étalent donnent au site des airs de dépotoir. Des chèvres rachitiques, des réfugiés montant des vélos déglingués, des cordes à linge suspendues aux tentes et une pompe à eau au débit interminable complètent ce tableau de misère.

La vraie misère.

Celle devant laquelle les mots encourageants sont vains. Dans ce royaume de l'infortune, les gens font littéralement la queue pour vous raconter leurs histoires pathétiques.

Anne Wangare, 34 ans, vient du village de Soy.

Elle blottit contre sa poitrine un bébé emmitouflé dans une couverture brune. Le dernier de ses six enfants. «Mon mari a été battu à mort durant les violences. Moi j'étais enceinte», marmonne cette brune élancée, les yeux suppliants. «Les hommes qui l'ont tué m'ont ensuite violée. J'ai été diagnostiqué séropositive et le bébé aussi. Qu'est-ce que je peux faire?», enchaîne-t-elle, désemparée.

Résignée, elle vit son calvaire sur un matelas au fond de sa tente en compagnie de ses six enfants affamés.

******** 

Duncan Oguso avait 18 ans lorsqu'un groupe de Kalenjins a fait irruption dans son village, Kaspet, armé de roches, de machettes, de flèches, de bâtons et de pangas (sorte d'épée). «Mon ami, un Kalenjin, m'a prévenu de leur arrivée. Je me suis réfugié chez lui. Quand je suis retourné à ma maison, j'ai retrouvé les corps calcinés de mes parents. Mon coeur voulait exploser», raconte ce jeune orphelin filiforme, les dents serrées.

Depuis la mort de ses parents, il habite seul dans sa tente. Sa soeur aînée s'est mariée et l'a quitté. «Personne ne vient jamais me voir», se lamente Duncan.

Et pas question de retourner dans son village. «Les responsables du meurtre de mes parents sont mes voisins et personne n'a été arrêté.»

*******

Porte-voix des réfugiés d'Eldoret, Ndunau Wanjohi ne sait plus à quel saint se vouer pour obtenir de l'aide. «Nous avons tous été dépourvus de nos terres! Le gouvernement avait promis de nous dédommager, il ne l'a jamais fait!», peste cet homme au regard sévère, vêtu d'un vieux veston.

Seuls quelques rares déplacés ont été dédommagés. «Les conditions sanitaires se sont dégradées, les enfants n'ont pas accès à l'école et la plupart des organismes non-gouvernementaux ont plié bagage», explique le responsable du camp.

La Croix-Rouge fournit de la nourriture aux gens sur une base mensuelle. Du maïs, du porridge, du soya, un peu d'huile. «Au départ, il y avait plus de 20 000 personnes ici. Ceux qui restent ne peuvent tout simplement pas rentrer à cause des tensions et de la peur», explique M. Wanjohi.

Depuis quelques semaines, des représentants du gouvernement tentent de convaincre les déplacés de retourner chez eux. «Le gouvernement veut fermer le camp parce qu'il n'aime pas l'attention médiatique qu'il suscite», croit le responsable. «On a besoin d'argent, mais on ne veut pas que le gouvernement serve de filtre. Il est corrompu, il va tout garder.»

********

Pour les déplacés, les politiciens sont directement responsables des violences. Ce sont eux qui ont divisé la population sur des questions ethniques, allant même jusqu'à financer les agressions.

Et lorsqu'une population a faim, elle est prête à faire n'importe quoi pour quelques shillings.

Dans le rapport Waki publié en octobre 2008, fruit d'une enquête sur les violences, plusieurs membres du parlement, sont montrés du doigt. Incluant des ministres. Le rapport a été remis à l'ancien secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, médiateur de la crise.

 Pour calmer les tensions, l'ONU avait négocié une trêve entre le président Kibaki et son adversaire Odinga, en recommandant la formation d'un gouvernement de coalition, deux mois après les élections.

Ce gouvernement a promis de traduire les responsables des violences nommés dans le rapport. Un tribunal spécial, formé pour les juger, devrait s'ouvrir sous peu. Le feuilleton fait les manchettes quotidiennes dans les journaux kenyans, mais aucune tête n'a encore roulée.

Au camp Eldoret, personne ne croit au processus judiciaire enclenché.

«Les gens de mon village ont été tués sans discrimination : femmes, enfants, hommes. C'était vingt ethnies contre les Kikuyus. Pas seulement les Kalenjins. On voulait simplement se débarrasser de nous, parce qu'on est majoritaire et plus prospère. C'est un génocide!», lance, catégorique, Moss Mwangi. Ce pasteur a fui avec sa famille lorsque son village a été mis à sac. «Ni la justice ni la démocratie n'existent au Kenya. Il faut nommer les choses comme elles sont, nous sommes dans une dictature», clame Dorcas Njoroge, une autre réfugiée. 

**********

Imposant dans son complet beige, James Musegenya est un des ces émissaires du gouvernement envoyé pour inciter les gens à rentrer chez eux. Il a rassemblé un petit groupe de déplacés à l'ombre d'un arbre. «Notre objectif est qu'ils retournent sur leurs fermes. Qu'ils recommencent à cultiver», résume cet administrateur local, qui refuse de commenter la version selon laquelle le gouvernement voudrait surtout faire taire les réfugiés.

«Si le gouvernement voulait fermer Eldoret pour éviter l'attention médiatique, il l'aurait fait depuis longtemps», explique Patrick Nyongesa, directeur régional la Croix-Rouge kenyane. «Ce qu'il veut, c'est éviter que les gens occupent ce site de façon permanente.»

Photo: Robert Skinner, La Presse

Winnrose Muthoni, 7ans, transporte le petit Peter.