Une forte odeur de poisson enveloppe le marché bondé d'un carrefour situé au coeur de Kisumu, le poumon économique de l'ouest du Kenya. Le soleil plombe sur les tilapias et les poissons-chats offerts sur de vieux étals de bois.

Carolina Awuor, une des marchandes de poisson, agite les bras pour chasser les mouches qui grouillent tout autour. Comme 40% des quelque 500 000 habitants de cette ville de pêcheurs, elle dépend de l'immense lac Victoria, dont les berges s'étendent aux pieds de la ville.

 

Mais depuis quelques années, la pêche est mauvaise.

Trop de pêcheurs, trop de pollution font qu'il y a de moins en moins de poissons dans les filets.

Résultat: l'économie locale s'effondre, la pauvreté grimpe en flèche et cinq bidonvilles ont poussé autour du centre-ville. «On a faim, les gens meurent de la malaria et du sida, les médicaments sont trop chers et les parents n'ont pas les moyens d'envoyer les enfants à l'école», énumère Mme Awuor, maigre jeune femme de 25 ans au joli visage lisse mais défigurée par une dentition pourrie.

Devant un aussi sombre tableau, interroger les gens au sujet de Barack Obama peut sembler un peu superficiel.

Le village ancestral de la famille kényane du président se trouve pourtant à proximité, dans le district de Kisumu. Mais à quelques jours de sa prestation de serment, il y a peu de traces d'Obama ici.

Même son portrait géant placardé à l'entrée de la ville vient d'être remplacé par une publicité.

Pourtant, une grande célébration aura lieu en l'honneur du président demain, jour où il prêtera serment. Des écrans géants seront installés dans le parc municipal à proximité du marché pour permettre à la population d'assister en direct à la cérémonie. «Il y aura de la musique locale, du théâtre, des prières et même un concours d'imitateurs de Barack Obama», explique Steve Omondi, directeur du parc et organisateur de la fête.

Les personnes interrogées ne cachent pas leur fierté de voir un des leurs accéder à la Maison-Blanche, un descendant de l'ethnie des Luos comme eux, en plus. «On boira quelque chose ce jour-là, peut-être du vin!» s'exclame Joséphine Achieng Odhiambo, approuvée par ses copines. Cette marchande estime à 1 ou 2$ par jour le revenu qu'elle tire de la vente de ses poissons.

En attendant de trinquer à la santé du président, Mme Odhiambo et les gens de la ville sont rattrapés par une dure réalité.

La leur.

L'évocation d'un système d'échange de services sexuels contre du poisson illustre de manière pathétique le cul-de-sac dans lequel échouent plusieurs personnes.

Comme les pêcheurs ramènent peu de poissons, beaucoup de femmes, désireuses de mettre la main sur une part des prises du jour pour les revendre au marché, vont jusqu'à proposer leur corps en prime.

Ce manège est connu de tous et même accepté dans la communauté, explique Daniel Otiendo, un pêcheur. «C'est un gros problème ici. Les gens ont de l'argent, mais il n'y a plus de poisson. La demande est si grande que certaines femmes sont prêtes à tout», explique le pêcheur de 28 ans.

Les femmes créent ainsi une «relation d'affaires» avec les pêcheurs, pour s'assurer qu'ils continuent à leur fournir du poisson. Les marchandes coincées dans cet engrenage appellent ces pêcheurs Ja Boya, c'est-à-dire les bouées. «Elles sont mères célibataires ou veuves, plusieurs viennent des zones rurales et espèrent envoyer leurs enfants à l'école», souligne Steve Omondi.

Un organisme local tente d'ailleurs de sensibiliser les femmes aux risques d'un tel marché, qui contribue à la prolifération du VIH.

Selon l'ONU, environ 30% des pêcheurs de Kisumu sont atteints du sida, et la province a le plus haut taux d'infection au pays.

M. Omondi ajoute que le problème est tellement répandu que des femmes en viennent souvent aux coups à l'arrivée des bateaux de pêche pour empêcher une rivale de séduire leur Ja Boya.

La pénurie de poisson force aussi plusieurs pêcheurs à se trouver un deuxième boulot pour survivre. Quelque 16 000 pêcheurs et chômeurs font par exemple du vélotaxi pour essayer de gagner quelques shillings. On les voit partout en train de s'essouffler sur les routes cahoteuses, leur passager assis sur une sorte de banc ficelé au-dessus de la roue arrière.

Daniel Otiendo propose des tours de bateaux sur le lac Victoria aux touristes, qui ne se bousculent pas. «Il n'y en a plus beaucoup depuis les violences qui ont éclaté après les élections présidentielles de l'an dernier», constate-t-il.

Les résultats contestés du vote avaient déclenché des violences qui ont fait 1300 morts et qui ont entraîné le déplacement de 350 000 autres personnes, surtout dans la région.

Aujourd'hui, M. Otiendo croise les doigts pour que l'effet Obama attire des touristes curieux de découvrir la région ancestrale du président. «On commence à en voir de plus en plus depuis le début de l'année. Des investisseurs vont peut-être construire de hôtels», souhaite M. Otiendo.

Comme quoi le changement promis par Barack Obama peut avoir plusieurs facettes.