Le drame des Chagossiens, qui ont été contraints il y a 50 ans d’évacuer l’archipel de l’océan Indien où ils vivaient pour faire place à une base militaire américaine, a une résonance particulière pour Denise Roose.

« Ça m’habite encore […]. Je n’ai jamais cessé depuis ce temps-là de parler de ce qui leur est arrivé », confie la femme de 82 ans en entrevue avec La Presse.

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La décoration des murs de sa résidence à Mont-Blanc, dans les Laurentides, témoigne d’une passion de longue date pour la voile qui explique comment elle et son mari, Daniel, aujourd’hui décédé, ont été confrontés au destin tragique de la population expulsée.

En 1973, le couple prend la mer pour entreprendre une circumnavigation à bord du voilier familial qui durera près d’une décennie.

Après avoir séjourné notamment en Polynésie française et aux îles Fidji, ils contournent l’Australie et mettent le cap à l’été 1977 vers l’île de Noël, dans l’océan Indien, où les attend un choc.

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Denise Roose

« Mon mari m’a dit une fois là-bas : “Tu sais, à partir de maintenant, on est rendus à mi-chemin, on est en train de rentrer chez nous.” Quand il m’a dit ça, ça m’a terriblement angoissée, même si le retour prendrait encore des années », dit-elle.

Le couple, qui a soif de nouvelles aventures, décide en juillet de mettre le cap sur l’archipel des Chagos, des milliers de kilomètres plus à l’ouest, en profitant de vents porteurs qui vont tourner quelques mois plus tard.

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Vue aérienne de l’atoll Diego Garcia de l’archipel des Chagos, dans l’océan Indien

Ils ne savent rien alors, ou presque, de la situation de l’archipel, si ce n’est qu’ils devront s’organiser pour vivre en autonomie complète.

Ce n’est que lors d’une brève escale aux îles Cocos (Keeling), souligne Mme Roose, que les navigateurs prennent la mesure de ce qui les attend à destination.

« Il y avait des militaires américains en congé sur place. Ils nous ont dit qu’il n’y avait pas de civils dans l’archipel des Chagos, qu’ils avaient dû partir, qu’un contrat avait été signé entre la Grande-Bretagne et les États-Unis pour établir une base militaire. On a encaissé tout ça », relate-t-elle.

Plus de 1500 personnes évacuées de 1965 à 1973

Selon un récent rapport de Human Rights Watch, Washington a exigé que l’atoll de Diego Garcia, où se trouve toujours la base, soit vidé de sa population. La Grande-Bretagne aurait ensuite décidé d’évacuer les civils de l’ensemble de l’archipel, réparti sur des centaines de kilomètres.

De 1965 à 1973, plus de 1500 personnes ont été contraintes au départ. Certaines ont été bernées et n’ont pu revenir après des vacances. D’autres ont été placées de force sur des navires et évacuées vers l’île Maurice, qui réclame aujourd’hui le contrôle de l’archipel, ou les îles Seychelles.

En arrivant dans les îles Salomon, qui font partie de l’archipel des Chagos, les Roose découvrent les restes d’une petite agglomération attenante à une plantation de noix de coco. La végétation luxuriante a repris ses droits et tente d’engouffrer plusieurs bâtiments, l’ambiance est fantomatique. Des documents laissés derrière témoignent de l’activité économique passée.

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Plusieurs bâtiments de l’archipel étaient assaillis par la végétation.

Le couple a cependant d’autres préoccupations plus urgentes. Les Roose décident de se loger dans un des immeubles à l’abandon en récupérant des lits laissés derrière. « La première nuit, des rongeurs nous passaient dessus », dit Mme Roose.

Les besoins en nourriture sont par ailleurs loin d’être assurés alors qu’un long séjour s’amorce.

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Le bâtiment abandonné utilisé par les Roose durant leur séjour sur l’archipel des Chagos

Ils trouvent une bananeraie dans une île voisine, profitent de la présence d’arbres à pain offrant de gros fruits et s’efforcent de produire de l’huile à partir de noix de coco. Une ancienne prison leur sert à héberger des poules amenées de l’île de Noël. La pêche leur permet aussi de se sustenter.

« En mode survie »

Deux semaines seulement après leur arrivée, les Roose voient apparaître un chalutier venu pêcher dans l’archipel. Le couple est invité à bord, mais ne s’intéresse pas outre mesure aux pêcheurs, parmi lesquels plusieurs Chagossiens embarqués parce qu’ils connaissent bien les eaux locales.

« On était centrés sur nous-mêmes parce qu’on était en mode survie », note avec regret Mme Roose en relevant que la quête de « farine » était devenue pour elle une véritable obsession.

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Denise Roose fait tomber le fruit d’un arbre à pain.

Bien qu’il soit en théorie interdit pour lui de se retrouver dans l’archipel, le couple n’hésite pas à produire une grande bannière pour alerter les pilotes américains en patrouille quant à ses besoins en nourriture.

« Ils nous faisaient des bye-bye avec leurs ailes. Mais on n’a jamais eu de farine », relate-t-elle.

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Le couple a produit une grande bannière pour alerter les pilotes américains en patrouille quant à ses besoins en farine.

Leur vie coupée du monde se poursuivra sans heurt majeur pendant 10 mois jusqu’à ce que les vents changent de direction et leur permettent de reprendre la mer vers l’ouest sans jamais avoir été dérangés par les autorités.

Un navigateur néo-zélandais qui avait demandé de l’aide à la base de Diego Garcia les avisera par la suite que les pilotes américains avaient caché leur présence au responsable britannique local.

« Ils voulaient nous éviter des ennuis. Même si on nous avait demandé de partir, on aurait pu plaider qu’on était pris en raison des vents », souligne Mme Roose.

La Québécoise, qui a témoigné à plusieurs reprises du spectacle désolant qu’elle a vu sur place, pense que les autorités britanniques et américaines auraient pu procéder autrement avec les Chagossiens et plaide pour qu’ils puissent recouvrer leurs terres sans plus attendre.

« Beaucoup sont morts depuis, mais leurs enfants et petits-enfants devraient pouvoir rentrer. Ce qui a été fait est complètement inhumain », dit-elle.

Lisez le texte « Déracinés pour une base militaire »