Le volcan semble s’être calmé en Corse. Mais quelle séquence… Pendant deux semaines, l’« île de Beauté » s’est embrasée à coups de manifestations qui ont tourné à l’émeute. La raison de la colère ? L’agression, en France, du plus célèbre prisonnier corse. Pour éteindre le feu, le ministre français de l’Intérieur a ressorti la promesse d’une autonomie accrue pour la collectivité, où le sentiment nationaliste demeure très fort. Mais les experts ont des doutes. Explications.

Que s’est-il passé ?

Depuis le début de mars, les heurts se multiplient un peu partout dans l’île entre manifestants et forces de l’ordre. Bilan : 93 blessés, dont les deux tiers chez les policiers, et beaucoup de dégâts matériels, notamment dans l’incendie du palais de justice d’Ajaccio. Fait à noter : ces émeutes impliquaient particulièrement des jeunes, voire de très jeunes Corses, issus des écoles secondaires et des universités.

Pourquoi cette colère ?

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Yvan Colonna, militant nationaliste corse, avant son emprisonnement

Tout part de la tentative de meurtre sur Yvan Colonna. Ce nationaliste corse, condamné à perpétuité pour l’assassinat du préfet Claude Érignac en 1998, a été attaqué le 2 mars par un codétenu à la prison d’Arles et se trouve depuis entre la vie et la mort. Il réclamait depuis plusieurs années son transfert en Corse, près de sa famille, mais ses demandes étaient systématiquement refusées en raison de son statut de « détenu particulièrement surveillé ». Pour cette raison, bien des Corses pensent que ce drame aurait pu être évité. « Cette attaque est une atteinte à un symbole qui a réveillé un très fort sentiment d’injustice », résume Hélène Constanty, coauteure du roman graphique Une histoire du nationalisme corse. « Yvan Colonna est une figure avec une certaine aura. Il a été en quelque sorte héroïsé, idéalisé. Il est devenu la figure du martyr de la cause nationaliste. D’autant que beaucoup de gens pensent qu’il n’est pas coupable de cet assassinat… »

Mais alors, on manifeste pour Colonna ou pour l’indépendance de la Corse ?

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Le slogan « État français assassin » aperçu sur des banderoles lors de la manifestation du 13 mars, à Bastia

Les deux sont liés, car Yvan Colonna incarne le combat pour l’indépendance. S’attaquer à lui, c’est un peu s’attaquer à la cause nationaliste corse. Cela a réveillé les revendications pour l’indépendance ou une plus grande autonomie, qui n’ont toujours pas été satisfaites. En plus d’en vouloir à la France, les manifestants en veulent aux élus nationalistes de l’île qui n’ont pas obtenu les avancées institutionnelles souhaitées. Le mouvement nationaliste corse s’est en effet politisé, après 40 ans de lutte armée (1975-2014). La coalition menée par Gilles Simeoni a suscité beaucoup d’espoirs en remportant les élections territoriales de 2015, 2017 et 2021. Mais ces gains ne se sont toujours pas traduits par une autonomie complète. D’où cette frustration, qui n’attendait qu’un déclic.

Le ministre de l’Intérieur s’est rendu dans l’île cette semaine. Il a très vite évoqué la possibilité d’une autonomie accrue pour la Corse. Est-ce une déclaration importante ?

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Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur de la France, en Corse, le 17 mars

Les nationalistes corses réclament ce statut depuis des années. Mais il faut savoir qu’Emmanuel Macron en avait déjà fait la promesse pendant sa campagne électorale de 2017… sans y donner suite. Son ministre ne fait donc que remettre le projet sur la table. « C’est très démagogique à quelques semaines de l’élection présidentielle, souligne Hélène Constanty. Les Corses trouvent ça un peu gros. Ils sont très dubitatifs. » Chose certaine, ce chantier serait long et complexe, puisqu’il impliquerait d’ouvrir la Constitution et de s’entendre à plusieurs sur les termes d’une « autonomie ». On imagine déjà le casse-tête. « Pour être honnête, je n’y crois pas tellement », lance Xavier Crettiez, professeur de science politique à l’Université de Saint-Germain-en-Laye et spécialiste des phénomènes de violence politique. « D’autant que les nationalistes en Corse sont assez désunis et que le gouvernement saura très bien jouer de cette désunion, comme toujours… »

Plus d’autonomie, qu’est-ce que ça voudrait dire pour la Corse ? N’a-t-elle pas déjà un statut particulier ?

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Manifestation en soutien à Yvan Colonna ayant tourné à l’émeute, le 9 mars, à Ajaccio

La Corse possède une Assemblée territoriale, qui lui donne à peu près les mêmes pouvoirs que les régions et les départements en France continentale. Une plus grande autonomie lui permettrait d’exercer plus de contrôle sur ses lois et ses taxes. Les autres revendications sont essentiellement culturelles. Les Corses réclament une reconnaissance officielle du peuple corse (société distincte) et demandent que la langue corse soit reconnue comme l’une des deux langues officielles de l’île, ce qui impliquerait qu’elle soit obligatoirement enseignée à l’école et qu’il faille la maîtriser pour obtenir un poste dans la fonction publique territoriale.

Pourquoi le gouvernement français laisse-t-il traîner ce dossier ?

C’est une question de principe. Car l’autonomie de la Corse serait contraire au principe d’indivisibilité de la République et de la Constitution. « C’est une logique philosophique, explique Xavier Crettiez. Contrairement au Canada, qui est plus multiculturaliste, la France se base sur un modèle républicain universaliste, où il ne peut y avoir de différences au sein du peuple français. » Certains craignent aussi que des concessions faites par Paris aient un effet d’entraînement sur d’autres régions de la France, comme la Bretagne, qui pourrait exprimer ses propres revendications. Xavier Crettiez n’y croit pas. « Le mouvement nationaliste breton est complètement éteint. Pareil pour les Alsaciens et les Béarnais. À la limite, il y a peut-être le problème basque qui pourrait se poser, mais j’en doute. »

Le Front de libération national corse (FLNC) a menacé mercredi de reprendre les armes. Faut-il le prendre au sérieux ?

Sans doute pas. L’organisation terroriste a déposé les armes en 2014 et il serait surprenant de la voir ressusciter. Ses membres « n’ont plus les moyens de leurs ambitions, résume Xavier Crettiez. Et ils savent que les services de police ont désormais des moyens d’investigation beaucoup trop puissants qui rendraient leurs actions impossibles ». Selon Hélène Constanty, le communiqué du FLNC visait surtout à frapper l’imagination et à mettre de la pression sur le gouvernement. « Ils disent : “Attention, on pourrait être dangereux.” Mais c’est plus de la dissuasion qu’autre chose. »

Quelle incidence le dossier corse aura-t-il sur la campagne présidentielle en France ?

« À mon avis, extrêmement faible », tranche Xavier Crettiez. Les adversaires d’Emmanuel Macron lui ont certes reproché cette semaine de vouloir céder à la violence, mais dans la mesure où l’actualité est complètement dominée par l’Ukraine, le sujet corse restera secondaire. À moins qu’Yvan Colonna, actuellement dans le coma, ne meure sur ces entrefaites, ce qui pourrait rallumer l’incendie…

La Corse en dates

1768 : La République de Gênes vend la Corse à la France, même si elle a dans les faits très peu de contrôle sur l’île.

1769 : Napoléon Bonaparte, qui deviendra empereur des Français, naît à Ajaccio.

1943 : La Corse devient le premier territoire français à se libérer de l’occupation allemande.

1975 : Le combat nationaliste débute, avec les évènements d’Aléria.

1976 : Le Front de libération nationale de la Corse (FLNC) voit le jour. Le groupe terroriste multipliera les attaques pendant près de 40 ans contre des banques et des cibles gouvernementales sur le continent et en Corse.

1998 : Les attentats du FLNC culminent avec l’assassinat du préfet de région Claude Érignac, plus haut représentant de l’État français en Corse.

2014 : Le FLNC annonce qu’il met un terme à la lutte armée.

2015 : La coalition nationaliste Pè a Corsica, menée par Gilles Simeoni, remporte les élections territoriales en Corse. C’est la première fois que la Corse est dirigée par les nationalistes.

2022 : La tentative d’assassinat contre Yvan Colonna entraîne des émeutes dans la collectivité.