« Je vois encore des hommes noirs se faire tirer dessus et les corps noirs gisant sur le sol. Je sens encore la fumée et je vois le feu. »

Ces mots sont ceux de Viola Fletcher, 107 ans.

PHOTO JIM WATSON, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Viola Fletcher, 107 ans, doyenne des survivants du massacre de Tulsa

En les entendant pour la première fois la semaine dernière, j’ai pensé que cette centenaire afro-américaine, doyenne des survivants du massacre de Tulsa, faisait référence à la violence raciale d’aujourd’hui aux États-Unis. Mais en fait, elle parlait de ce à quoi elle a survécu il y a 100 ans et qui la hante toujours : l’un des pires épisodes de violence meurtrière contre les Afro-Américains de l’histoire américaine.

Si vous n’avez pas entendu le témoignage poignant livré au Congrès par Viola Fletcher, allez l’écouter. Un an après le meurtre de George Floyd, ces 6 minutes et 38 secondes, faisant écho à un passé encore présent, font défiler en accéléré un siècle d’injustices.

Aucune vidéo enregistrée avec un téléphone intelligent ne montre le massacre du 31 mai 1921 dont a été témoin Viola Fletcher. Mais ses mots, puissants et bouleversants, valent mille images.

Écoutez le témoignage (en anglais)

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Viola Fletcher venait tout juste de fêter son 7anniversaire lorsqu’une foule d’hommes blancs en colère s’est attaquée au quartier afro-américain de Greenwood, à Tulsa, dans l’Oklahoma. En tout, 300 habitants noirs ont été tués et quelque 10 000 se sont retrouvés sans-abri. Le quartier a été détruit. Des centaines de survivants ont été envoyés dans des camps à la pointe du fusil.

Un siècle plus tard, alors qu’elle vient tout juste de fêter son 107anniversaire, Viola Fletcher s’est rendue à Washington pour la première fois de sa vie avec son « jeune » frère de 100 ans, survivant lui aussi.

Elle a raconté ce qu’elle a vu aux membres de la commission judiciaire de la Chambre des représentants, émus aux larmes. Ce qu’elle a vu et ce qu’elle espère toujours voir.

Je suis ici en quête de justice, afin de demander à mon pays de reconnaître ce qui s’est passé à Tulsa en 1921.

Viola Fletcher, aux membres de la commission judiciaire de la Chambre des représentants

Le soir du 31 mai, lorsqu’elle s’est couchée, son quartier d’enfance, quartier prospère surnommé le « Black Wall Street », était bien vivant. Avec ses nombreux commerces appartenant à la communauté noire, il incarnait sa version du rêve américain. La jeune Viola s’y sentait heureuse et en sécurité. Elle y avait de bons voisins, de bons amis, des rêves.

« En quelques heures, tout ça a disparu. »

  • Décombres de bâtiments incendiés dans le quartier de Greenwood, après le massacre de Tulsa, en Oklahoma

    PHOTO FOURNIE PAR LA BIBLIOTHÈQUE DU CONGRÈS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Décombres de bâtiments incendiés dans le quartier de Greenwood, après le massacre de Tulsa, en Oklahoma

  • Des gens attendent à l’entrée d’un camp de réfugiés après le massacre de Tulsa, en Oklahoma

    PHOTO FOURNIE PAR LA BIBLIOTHÈQUE DU CONGRÈS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Des gens attendent à l’entrée d’un camp de réfugiés après le massacre de Tulsa, en Oklahoma

  • Fumée s’échappant de bâtiments incendiés dans le quartier de Greenwood, après le massacre de Tulsa, en Oklahoma

    PHOTO FOURNIE PAR LA BIBLIOTHÈQUE DU CONGRÈS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    Fumée s’échappant de bâtiments incendiés dans le quartier de Greenwood, après le massacre de Tulsa, en Oklahoma

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Le massacre a commencé à la suite d’un appel au lynchage d’un jeune homme noir innocent, emprisonné pour avoir prétendument agressé une jeune femme blanche, opératrice d’ascenseur.

La nuit du massacre, Viola Fletcher a été réveillée par sa famille. Il fallait fuir au plus vite, avec ses parents et ses cinq frères et sœurs.

« Je n’oublierai jamais la violence de la foule hargneuse de Blancs lorsque nous avons quitté la maison. »

Elle entend encore des cris, 100 ans plus tard. « Je revis le massacre tous les jours. Notre pays peut oublier l’histoire. Mais moi, non. »

En perdant son quartier, Viola Fletcher dit avoir perdu aussi sa chance de recevoir une éducation. Ayant travaillé comme domestique chez des familles blanches pour la plus grande partie de sa vie, elle peine encore à subvenir à ses besoins.

En 107 ans, elle a vu le meilleur et le pire des États-Unis. « J’ai vu la terreur et l’horreur infligées aux personnes noires dans ce pays tous les jours. »

Elle a vu aussi à quel point le déni peut être puissant. Longtemps, les autorités ont prétendu que le massacre de Tulsa n’avait jamais eu lieu. « Comme si on ne l’avait pas vu de nos propres yeux… »

Les plaies laissées par ce massacre dans la communauté afro-américaine de Tulsa sont encore vives. La ségrégation raciale y est très forte. Le taux de pauvreté chez les Noirs y est de 34 %, alors qu’il est de 13 % chez les Blancs. Les Afro-Américains courent au moins deux fois plus de risques que les Blancs de se faire arrêter. Tout ça dans un contexte où la violence policière demeure l’une des principales causes de mortalité chez les jeunes hommes noirs aux États-Unis. Au cours de sa vie, 1 homme noir sur 1000 peut s’attendre à être tué par la police.

Personne ne s’est soucié de nous pendant près de 100 ans. Nous et notre histoire avons été oubliés, emportés.

Viola Fletcher

Viola Fletcher a terminé de lire son témoignage un peu abruptement, comme si elle était étonnée d’avoir réussi à déplier tout un siècle d’injustices raciales en moins de sept minutes.

« C’est tout ? Je pensais qu’il y avait une autre page… », a-t-elle lancé.

Je me disais en l’écoutant qu’il devrait, en effet, y en avoir une. Celle qu’elle réclame tout en contribuant à l’écrire. Une page de reconnaissance et de justice pour les survivants de Tulsa et tous ceux qui n’en peuvent plus, 100 ans plus tard, de voir – encore – des hommes noirs tomber.