Les Vietnamiens victimes de l’épandage massif d’herbicides effectué par les États-Unis sur fond de guerre dans les années 60 placent leurs espoirs dans les tribunaux français après s’être adressés en vain à la justice américaine.

Tran To Nga, Franco-Vietnamienne de 78 ans qui a combattu avec la guérilla communiste ayant pris le pouvoir dans le pays en 1975, affirme avoir été rendue grièvement malade par son exposition à l’agent orange, un des herbicides les plus largement utilisés à l’époque.

Elle poursuit au civil une quinzaine d’entreprises liées à sa production, dont les géants Bayer et Dow Chemical, en vue d’obtenir réparation pour de multiples problèmes de santé dont elle a souffert (cancer du sein, diabète et hypertension, notamment) ainsi que pour la mort en bas âge de sa première fille en 1969, victime d’une malformation cardiaque.

Avec l’aide d’une poignée d’avocats engagés, Tran To Nga tente d’utiliser une disposition de la loi permettant à une victime française de poursuivre un tiers étranger pour un crime de guerre commis en dehors du pays.

PHOTO THIBAULT CAMUS, ASSOCIATED PRESS

Tran To Nga prononçant un discours lors d’un rassemblement en soutien aux personnes exposées à l’agent orange pendant la guerre du Viêtnam, à Paris, samedi

Le processus, amorcé en 2014, est long et complexe et ne se mène pas à armes égales en raison de la richesse des entreprises visées, qui ont mobilisé un véritable « bataillon » d’avocats pour les défendre, relève André Bouny, militant et auteur ayant documenté les effets de l’agent orange, qui soutient activement la démarche de Tran To Nga.

« Son procès ne vaut que pour elle. Mais si elle gagne, on peut envisager que ça va amener d’autres victimes à lui emboîter le pas […] Elle entrouvre une porte », souligne en entrevue ce ressortissant français épris du Viêtnam qui a adopté deux enfants du pays.

Ses voyages dans le pays asiatique 20 ans après la fin de la guerre lui ont permis de constater, dit-il, l’étendue « terrifiante » des dommages infligés à la population et à l’environnement par l’utilisation d’herbicides.

Deux poids, deux mesures

M. Bouny juge scandaleux que les vétérans américains de la guerre du Viêtnam ayant été exposés à l’agent orange aient obtenu, au début des années 80, une indemnisation de 180 millions de dollars des entreprises productrices alors que les tribunaux américains opposent une fin de non-recevoir aux demandes des victimes vietnamiennes. « C’est à se demander si les Vietnamiens sont vraiment des hommes », ironise-t-il.

Le département des Anciens Combattants des États-Unis verse des indemnités aux soldats concernés et reconnaît aujourd’hui une vingtaine de maladies, y compris un grand nombre de cancers, comme des effets possibles de l’exposition à l’agent orange.

Imaginez combien ça coûterait pour indemniser les millions de Vietnamiens qui ont été touchés.

André Bouny, militant et auteur

M. Bouny fait écho aux estimations du régime vietnamien voulant que trois, voire quatre millions de citoyens du pays, dont des centaines de milliers d’enfants, aient été rendus malades par les herbicides.

Ces produits servaient surtout comme défoliants pour détruire la végétation et empêcher les militants du Viêt-cong de se déplacer sans être vus.

De 1961 à 1971, plus de 80 millions de litres ont été déversés sur le pays. L’agent orange, surnommé ainsi par référence à la couleur des récipients qui le contenaient, était le plus utilisé.

Il contenait de la dioxine, un produit hautement toxique, qui s’est largement répandu dans l’environnement, contaminant eau et nourriture.

Des effets questionnés

Une association représentant les victimes vietnamiennes de l’agent orange a engagé en 2004 une action collective aux États-Unis, alléguant que leur exposition au produit était à l’origine de nombreux cancers, mais aussi de fausses couches et de malformations chez nombre d’enfants.

L’année suivante, un tribunal new-yorkais a refusé la plainte en statuant notamment que les plaignants n’avaient pas démontré que les problèmes de santé relevés découlaient de l’exposition aux herbicides. Le juge a rejeté par ailleurs l’idée que ces produits avaient été utilisés comme « poisons », ce qui contreviendrait aux conventions de Genève.

La décision a subséquemment été validée en appel, déplore M. Bouny, qui assimile le refus de qualifier les herbicides de « poisons » à une forme funeste de « prestidigitation sémantique ».

La question de l’effet potentiel de l’exposition à l’agent orange, en particulier en ce qui a trait aux malformations congénitales, alimente des débats scientifiques depuis des années et se retrouve aussi au cœur du procès en cours en France.

Aux États-Unis, l’Académie nationale des sciences revoit tous les deux ans la liste des affections reconnues qui sert de ligne directrice au département des Anciens Combattants. L’organisation gouvernementale n’établit pas à l’heure actuelle de lien de causalité entre l’agent orange et les maladies touchant les enfants des combattants exposés, sauf la spina bifida, une malformation neurologique dégénérative.

Dans un article paru en 2018, Jeanne Stellman, spécialiste reconnue de l’agent orange, soulignait que peu d’études existent sur les effets à long terme de la guerre du Viêtnam sur la santé des populations.

Elle relevait aussi qu’il existe une « forte présomption » qu’un taux élevé de malformations à la naissance peut découler de l’exposition aux herbicides même si les preuves scientifiques pour le corroborer « sont limitées ».

Une solide base

Michael Skinner, un chercheur de l’Université d’État de Washington qui étudie l’effet de divers contaminants sur des lignées de rats, estime qu’une exposition à la dioxine peut susciter des pathologies sur plusieurs générations.

La situation « exceptionnelle » survenue au Viêtnam avec le déversement à grande échelle d’herbicides et la quantité de personnes malades constituent, selon lui, une solide base pour tenter d’obtenir réparation.

Rien n’empêche cependant les entreprises, dit-il, de tenter de plaider que d’autres facteurs environnementaux sont en cause.

M. Bouny note que les entreprises poursuivies en France n’ont pas manqué d’évoquer la question du lien de causalité en s’intéressant notamment au taux de dioxine présent dans l’organisme de Tran To Nga. Il est aujourd’hui pratiquement normal, mais a sans doute beaucoup diminué depuis qu’elle a été exposée aux herbicides dans les années 60, souligne le militant.

La femme franco-vietnamienne affirme qu’elle a été directement touchée par les herbicides lors de plusieurs vols d’épandage américains durant la guerre.

Les entreprises mises en cause n’entendent pas s’en tenir aux questions médicales pour se défaire de la poursuite.

La firme Bayer, qui a acheté Monsanto, l’un des producteurs originaux de l’agent orange, conteste la compétence du tribunal français.

Tout en disant éprouver une « grande sympathie » pour Tran To Nga, l’entreprise a indiqué dans un communiqué que c’est le département de la Défense des États-Unis et lui seul qui a décidé de quelle manière les produits seraient utilisés au Viêtnam.

André Bouny note que toutes ces questions ont donné lieu à de vifs échanges lors d’une journée d’audience, lundi dernier, durant laquelle les avocats de la défense ont été « féroces » à l’égard de la plaignante. Une décision doit être rendue le 10 mai.

« Nous avons confiance dans les juges français », conclut le militant.

Chronologie

De 1961 à 1971 : Les États-Unis déversent des dizaines de millions de litres d’herbicides toxiques sur le Viêtnam, dont l’agent orange, pour détruire la végétation et compliquer les déplacements des troupes du Viêt-cong, la guérilla communiste.

1975 : La guerre se termine avec la prise de Saïgon, qui devient Hô Chi Minh-Ville.

1984 : Des entreprises américaines ayant produit les herbicides déversés au Viêtnam acceptent, sans reconnaître formellement leur responsabilité, de verser une somme de 180 millions en indemnisations aux vétérans américains exposés durant le conflit

2005 : Un tribunal américain refuse d’indemniser les victimes vietnamiennes de l’agent orange.

2014 : Une femme franco-vietnamienne ayant combattu avec le Viêt-cong intente une poursuite en France contre les entreprises ayant produit les herbicides utilisés par l’armée américaine.

Mai 2021 : La décision doit être rendue concernant la poursuite intentée en France.