Longues files d’attente devant les sites de vaccination. Désinformation rampante et hésitations. Abysse économique – avec, en sourdine, pleurs et colères pour les dizaines de milliers de victimes du virus. Trente ans après la fin de l’apartheid, les ravages de la COVID-19 sont flagrants en Afrique du Sud, pays du continent africain le plus affligé par la pandémie.

Une dose à la fois à Khayelitsha

PHOTO JUAN PROLL, COLLABORATION SPÉCIALE

Des Sud-Africains font la file pour se faire vacciner dans une clinique du township de Khayelitsha, près du Cap.

Le Cap, Afrique du Sud — Un vendredi après-midi frisquet de la fin de l’hiver austral, dans le vaste et populeux township de Khayelitsha – à une vingtaine de kilomètres du centre-ville du Cap –, la vie quotidienne bouillonne en dépit du risque de contagion suspendu au-dessus de toutes les têtes comme une épée de Damoclès.

Des petits gars s’affrontent avec énergie, dans un match amical de soccer qui se déploie sur un terrain vague maculé de sacs de plastique et d’ordures en tous genres. Les marchands de grillades s’affairent au milieu des écoliers. Des affiches pour faire la promotion des tests de dépistage de la COVID-19 avoisinent les murales des campagnes contre le VIH. Les hospitalisations prolongées et les funérailles en série font maintenant partie de la réalité de ce township.

Une chose est certaine : la distanciation physique est un concept illusoire pour les résidants de ce bidonville, où une vaste proportion de la population subsiste entassée dans de petites cabanes en tôle sans toilette ni eau potable.

À l’intérieur d’une zone clôturée, un campement de toile blanche abrite une clinique de vaccination où des doses de Pfizer sont offertes à qui peut montrer une preuve d’identité. Sud-Africains de tous statuts confondus, réfugiés, expatriés… Les efforts de Khayelitsha pour immuniser ses habitants se concrétisent au compte-gouttes, mais la volonté et le courage de ceux qui travaillent au front pour venir à bout du virus n’en sont pas moins héroïques.

Wandisile N., infirmier responsable de la clinique, qui préfère ne pas donner son nom de famille pour éviter d’être harcelé par des complotistes, nous informe que l’achalandage y est perpétuel. « Les gens arrivent tôt et nous vaccinons à un rythme constant toute la journée », raconte celui qui travaille sans relâche depuis déjà des mois et vaccine surtout des gens âgés de plus de 50 ans.

J’ai l’impression que les jeunes ont la perception que seules les personnes âgées peuvent mourir de la COVID. Ils pensent qu’ils ne sont pas à risque, que c’est ni plus ni moins comme attraper le rhume. Et par-dessus ça, il y a toutes sortes de théories du complot sur les vaccins qui circulent.

Wandisile N., infirmier responsable d’une clinique de vaccination

Entre maladie et chômage

Avec près de 83 000 décès et un total de 2,7 millions de cas répertoriés, l’Afrique du Sud est l’un des pays les plus durement touchés par la pandémie. Les taux d’infection sont toutefois en déclin, avec 51 infections par 100 000 personnes rapportées dans les 7 derniers jours, en date du 17 septembre. Une baisse de plus de 75 %, en comparaison des chiffres record enregistrés au début du mois de juillet.

PHOTO MIKE HUTCHINGS, ARCHIVES REUTERS

Manifestations de personnes antivaccins devant un hôpital du Cap, le 21 août dernier

Badr Kazi, directeur de la Fondation Gift of the Givers, une ONG qui a ouvert plusieurs cliniques d’urgence dès le début de la crise de la COVID-19, relate l’état de panique qui a gagné le réseau hospitalier sud-africain, au plus fort de la première vague de contagion de juillet-août 2020. « J’ai vu toute une unité de l’hôpital de Tygerberg transformée en morgue d’urgence. Beaucoup de travailleurs de la santé ont été emportés par le virus. Maintenant que nous savons mieux comment composer avec le virus, ça se passe un peu mieux. »

Plus de 18 mois après l’imposition de son premier confinement, le pays fait néanmoins face à une situation économique catastrophique. Ce mois-ci, l’ensemble du pays enregistre un taux de chômage de 34,4 %. Et ce sont les femmes noires qui sont les plus affectées par cette crise, avec 40 % d’entre elles devenues sans emploi, explique Carin Runciman, professeure de sociologie à l’Université de Johannesburg.

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Vaccination à Soweto, le 20 août dernier

Dans les derniers mois, Mme Runciman a mené un vaste sondage à l’échelle nationale sur les impacts de la COVID-19, qui a rejoint plus de 450 000 adultes dans le pays. « Lors du premier confinement, qui a été très sévère, de nombreux Sud-Africains se sont retrouvés avec des perspectives de revenus très limitées et sans mesures de soutien économique », note la sociologue, qui explique que les femmes noires ont été disproportionnellement affectées par la crise. L’une des raisons de cette situation a été l’interdiction d’emploi des travailleuses domestiques, un métier pratiqué par de nombreuses femmes noires du pays.

Désinformation et doses volatilisées

Si la campagne de vaccination en Afrique du Sud prend peu à peu son élan, l’accès aux doses n’a pas été sans heurts. En juillet dernier, le pays était toujours en attente de la vaste majorité des 31 millions de doses du vaccin Johnson & Johnson commandées. Aux yeux des experts, le retard dans la vaccination explique en grande partie la forte présence du variant Delta au pays de Mandela. Tout dernièrement, les Sud-Africains ont d’ailleurs été choqués d’apprendre, dans les pages du New York Times, que Johnson & Johnson avait exporté dans des pays d’Europe des millions de doses fabriquées en Afrique du Sud et destinées à ce pays.

PHOTO MIKE HUTCHINGS, ARCHIVES REUTERS

File d’attente devant un centre de vaccination au Cap, à l’occasion du lancement de la campagne de vaccination générale pour les 18 ans et plus.

Avec 12 % de sa population désormais pleinement vaccinée, l’Afrique du Sud a toutefois beaucoup de pain sur la planche avant d’atteindre son objectif d’un taux de vaccination de 80 % d’ici le début de 2022.

L’hésitation vaccinale reste d’ailleurs un sentiment bien partagé par bien des Sud-Africains, en particulier chez les Blancs, a constaté Carin Runciman grâce aux données de ses recherches. La raison principale qui fait hésiter les gens : une méfiance profonde à l’endroit du gouvernement. Et le scandale des doses de Johnson & Johnson a mis de l’huile sur le feu, exprime Donrich Thaldar, avocat spécialiste des droits de la personne à l’Université du Kwazulu-Natal.

« Certes, la difficulté d’atteindre les gens dans les zones rurales explique des retards dans la vaccination. Mais il faut aussi considérer la grave méfiance envers le gouvernement, qui nourrit l’hésitation vaccinale. Toute la corruption et les sommes faramineuses – évaluées à 43 millions de dollars canadiens – qui ont été perdues dans cette affaire permettent de comprendre la réticence qui a gagné 25 % de la population. Le ministre de la Santé a même dû remettre sa démission dans la foulée du scandale des vaccins Johnson & Johnson envoyés en Europe.

Le 12 septembre dernier, le président sud-africain Cyril Ramaphosa annonçait, lors d’une allocution télévisée, son intention d’introduire un passeport vaccinal. Une stratégie que certains, comme l’avocat spécialisé en droits de la personne Donrich Thaldar, qualifient de contre-productive. « À l’heure actuelle, dit MThaldar, le gouvernement devrait plutôt s’attarder à des problèmes comme la méfiance qui prévaut dans le pays et l’accès déficient à de l’information claire et fiable sur la vaccination. Les données démontrent que les gens sont plus susceptibles d’accepter la vaccination si l’information leur est fournie de manière transparente et fiable. »

Des nuages sur la nation arc-en-ciel

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Des membres des forces de sécurité patrouillent dans le township d’Alexandra à Johannesburg, le 15 juillet dernier, alors que le pays est aux prises avec une vague de pillages et de vandalisme, les pires depuis la fin de l’apartheid.

C’était le 10 décembre 2013, au stade FNB de Soweto, en banlieue de Johannesburg. Les milliers de gens endeuillés rassemblés pour les funérailles officielles de Nelson Mandela enchaînaient les chaleureuses ovations pour des dignitaires comme Barack Obama, Charlize Theron, Bono, Desmond Tutu qui, tour à tour, s’avançaient vers le parterre central.

Puis, lors de l’arrivée du président de la nation, Jacob Zuma, la foule s’est mise à huer son mécontentement.

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Foule réunie au stade FNB de Soweto, le 10 décembre 2013, pour les funérailles de l’ex-président Nelson Mandela

À la fin de 2013, l’Afrique du Sud avait pour président un politicien marié à trois femmes, accusé de viol et aux prises avec des allégations de corruption pour un total évalué à 83 millions de dollars canadiens. Et la société civile sud-africaine avait bien l’intention de faire entendre son mécontentement, sous les yeux ébahis des journalistes réunis pour ce moment planétaire.

Huit ans plus tard, à l’issue d’une longue commission d’enquête ayant mené à sa destitution en 2018, Jacob Zuma a demandé cette semaine son congé de prison en invoquant des raisons médicales, deux mois après son admission en juillet 2021 pour outrage à la justice.

Et plus que jamais, la confiance envers la gouvernance du Congrès national africain (ANC), parti politique de Nelson Mandela et de Jacob Zuma, s’effrite au sein de la population, alors que de nouveaux apartheids surgissent, en dépit des ambitions de la Constitution.

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Jacob Zuma en juillet dernier après sa sortie de prison

Au point que la confiance envers l’actuel président Cyril Rampahosa, lui aussi de l’ANC, en souffre, indique Donrich Willem Thaldar, avocat en droits de la personne à l’Université du Kwazulu-Natal, qui fait état d’une « méfiance active envers le gouvernement ».

Le traumatisme de la pauvreté

« En Afrique du Sud, nous vivons avec le traumatisme de la pauvreté. Quand les gens vivent dans l’indigence totale, sans véritable voix, la société devient violente », réfléchit Badr Kazi, directeur de l’ONG Gift of the Givers, au Cap, qui travaille activement à soulager les problèmes d’insécurité alimentaire, d’accès à l’eau et aux soins de santé dans tout le pays.

M. Kazi, un architecte de formation qui a connu le pire du régime de l’apartheid, est perplexe face à une société où beaucoup sont toujours vulnérables, en dépit du passage à la démocratie. « Il m’arrive de m’asseoir et de réfléchir à quand tous ces conflits, toute cette souffrance, vont finir. »

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Le président Cyril Ramaphosa se faisant vacciner à l’hôpital de Khayelitsha en février dernier

La fin de la ségrégation raciale avait pourtant nourri l’espoir d’une société plus juste, notamment avec l’entrée en vigueur en 1997 d’une Constitution parmi les plus progressistes de notre ère. Conçu comme une matrice pour assurer l’égalité raciale, économique, sociale et de genre, ce document fondamental assure notamment le droit au mariage entre personnes de même sexe, la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau potable et au logement.

De nouveaux apartheids

Or, 30 ans après l’abolition des dernières lois de l’apartheid et plus de 25 ans après le passage à la démocratie, les inégalités raciales et économiques et leurs effets matériels perdurent au pays de Mandela. Infrastructures en décrépitude, hausse affolante du chômage, crise de l’eau et de l’énergie chronique (sans compter les impacts des changements climatiques), accès difficile aux services sanitaires dans des townships surpeuplés, gangstérisme, crise de la COVID-19 après celle du VIH/sida qui a durement touché le pays… La nation arc-en-ciel dont rêvait Nelson Mandela ne s’est pas encore matérialisée.

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Scènes chaotiques après le pillage d’entrepôts au sud de Durban, le 15 juillet dernier

Et les 18 derniers mois ont contribué à creuser l’abysse.

Source importante de revenus depuis la dernière décennie, l’industrie du tourisme – interrompue par la pandémie – a subitement créé une nouvelle classe de pauvres.

En juillet 2021, des évènements de pillage et de vandalisme ont sévèrement assombri le climat social du pays, dans la foulée de l’emprisonnement de l’ex-président Zuma. Pendant des jours, des citoyens pilleurs ont dévalisé des supermarchés, vandalisé des vitrines de centres commerciaux, détruit des chaînes de production et participé aux pires moments de turbulence depuis la chute de l’apartheid.

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Des pilleurs présumés sortent d’un centre commercial en banlieue de Johannesburg, le 14 juillet dernier

Aujourd’hui, l’Afrique du Sud reste assombrie par une économie déprimée, des histoires de criminalité sordides qui tapissent les journaux, un grand retard dans la vaccination, un nombre grandissant de sans-abri et une population rendue très vulnérable par la COVID-19 et ses variants très contagieux.

Pour la militante et avocate en droits de la personne Fatima Hassan, qui a défendu plusieurs personnes atteintes du VIH/sida pendant plus d’une décennie, l’actuelle pandémie de COVID-19 remet encore une fois en lumière les inégalités quant à l’accès aux soins pour les pays du Sud et le regard colonial du « Nord global ». Et le scandale de l’exportation vers l’Europe des millions de doses du vaccin de Johnson & Johnson, couplé au silence de l’Union européenne sur l’affaire, révèle selon elle à quel point il est crucial d’exiger des pharmaceutiques une plus grande responsabilisation.

« Autrement, conclut Fatima Hassan, nous entrons dans une ère d’apartheid vaccinal. »