(Kalbajar) « Rester ici ? Impossible, ils nous tueraient ! ». Après la défaite des forces du Nagorny Karabakh face à l’armée azerbaïdjanaise, les Arméniens des territoires bientôt rétrocédés à Bakou sont convaincus de n’avoir le choix qu’entre la valise et le cercueil.

Dans le district montagneux de Kalbajar et sa capitale éponyme, les habitants font les bagages à la hâte et le cœur lourd, avant la remise à l’Azerbaïdjan dimanche, selon l’accord parrainé par Moscou, de ces terres conquises par les Arméniens dans les années 90.

Dans le village de Nor Getachen, au pied d’imposantes falaises de roche noire formant une vallée, d’antiques et increvables camions russes Kamaz stationnent ici et là devant les maisons à potagers dispersées le long de la route caillouteuse.  

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Des véhicules blindés transportent des troupes de maintien de la paix russes sur une route du Haut-Karabakh

Des hommes y entassent dans les bennes canapés, machines à laver, valises et les souvenirs d’une vie qu’il est hors de question d’abandonner « aux Turcs », comme on appelle ici les Azerbaïdjanais, peuple chiite turcophone, qui avaient fui ces mêmes terres trente ans plus tôt face à l’arrivée des Arméniens.

« J’ai pleuré toute la nuit quand j’ai appris la nouvelle », raconte Haïastan Eghiazarian, 68 ans, survêtement élimé et perruque de travers, s’activant à fouiller placards et cartons ouverts à tout vent.

Un bocal de poivrons rouges à l’huile est posé sur un lit sans matelas. De la vaisselle à l’émail usé traine un peu partout, au milieu des godillots et de bouquins en cyrillique. Dans cette modeste maison de paysan, où les deux pièces sont chauffées par un poêle à bois, l’heure est au tri à la va-vite de ce qu’il va falloir abandonner.

Le capharnaüm est le même devant l’établi où Zohrab, le mari à moitié aveugle de 82 ans, peine à décider quoi prendre. « Nous ne savons pas où aller. Avec l’aide des enfants, on va essayer de louer un petit appartement à Erevan. On pourra peut-être revenir, vous ne croyez pas ? », interroge le vieillard, l’air un peu perdu.

Laisser les vaches

Personne n’est passé leur dire officiellement de partir, « mais on a vite compris. Il n’y a pas le choix. Les Azerbaïdjanais nous tortureraient ou nous couperaient la tête », grogne Haïastan.

Deux fils sont venus de la capitale donner un coup de main, le bétail a été bradé. Car il faut déguerpir si possible avant samedi.  

« La maison n’était pas bien luxueuse, mais on était heureux ici. L’air est bon et le raisin pousse bien », regrette déjà Zohrab, l’œil attristé regardant ses grappes. « On ne brûlera pas la maison. Mais on prend Mickey, c’est un bon chien. »

Les réseaux sociaux arméniens bruissent de ces rumeurs d’habitations incendiées par leurs propriétaires avant leur départ. Aucune ne l’était encore jeudi dans l’étroite vallée secondaire menant sur près de 20 kilomètres à la localité de Kalbajar, déjà vidée de presque tous ses habitants. Mais vendredi, au moins cinq maisons étaient en feu le long de la rivière Terter, dans le village de Charektar.

À l’entrée du bourg, un couple de sexagénaires s’active à remplir un énorme camion. « Pourquoi rendre cette ville aux Turcs ? Ils n’ont rien à faire ici ! », s’indigne la femme, maudissant « les responsables de tout ça ».

« On va laisser les vaches, on a trouvé personne pour les acheter à temps. On devait agrandir la maison, faire des travaux… Nous ne la brûlerons pas, mais ceux qui viendront la prendre ne la méritent pas », poursuit cette mère de sept enfants et grand-mère de 22 petits-enfants, avant de lâcher dans un sanglot un « qu’allons-nous faire ? ».

Les habitants arméniens de ce district sont arrivés dans la foulée de la Première Guerre, encouragés par les aides et les incitations du gouvernement de l’« Artsakh », nom arménien du Nagorny Karabakh.  

Désormais, leurs maisons vides s’ajoutent à celles en ruine, stigmates du conflit des années 90, qui témoignant d’une cité autrefois à majorité azerbaïdjanaise.

En centre-ville, des hommes en treillis enlèvent à coups de marteau les tôles flambant neuves du toit d’une grosse bâtisse. D’autres décrochent des fenêtres. La cité a déjà ses allures de ville-fantôme.