À l’université d’Erevan, où enseigne Raffi Niziblian, « l’atmosphère est catastrophique ». Les jeunes hommes sont appelés au front, alors que le conflit s’intensifie au Haut-Karabakh, région séparatiste soutenue par l’Arménie et revendiquée par l’Azerbaïdjan.

La Presse s’est entretenue jeudi avec M. Niziblian, qui a grandi à Montréal et est installé dans la capitale arménienne depuis une quinzaine d’années. L’appel à la mobilisation a commencé au lendemain du début des combats dimanche. « Beaucoup de jeunes gens sont partis », raconte l’homme de 50 ans. Il ajoute, la voix nouée : « Un des étudiants s’est fait tuer [mercredi]. »

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Raffi Niziblian

Chaque côté accuse l’autre d’avoir lancé l’attaque qui a enflammé la région, théâtre de combats sporadiques depuis la sécession contestée du Haut-Karabakh dans les années 1990 – l’ONU ne reconnaît pas son indépendance autoproclamée et ses frontières se situent toujours officiellement en Azerbaïdjan. Depuis 2016, les hostilités dans ce territoire majoritairement habité par des Arméniens s’étaient calmées.

Il y aurait eu des centaines de morts durant la dernière semaine, mais il est difficile d’avoir des données vérifiables, chaque camp démentant les chiffres de l’autre.

Au-delà d’une guerre entre deux voisins, c’est un conflit géopolitique qui se joue.

Et pour les Arméniens, il ne fait aucun doute que la Turquie, à travers son allié azéri, est responsable de l’escalade.

Fuir la région

« La Turquie a 82 millions de personnes et le pays s’en prend à un peuple de 3 millions d’habitants. Comment osent-ils ? », a vivement réagi au téléphone Varouj Yessayan.

L’Arménie, enclavée entre la Turquie, l’Iran, l’Azerbaïdjan et la Géorgie, a une superficie comparable à la région de l’Outaouais.

Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, s’est opposé à un cessez-le-feu sans un retrait des forces arméniennes du Haut-Karabakh.

M. Yessayan, 37 ans, a quitté Stepanakert, dans le Haut-Karabakh – qu’il appelle république de l’Artsakh, un nom en arménien – lundi dernier.

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Varouj Yessayan

Dimanche matin, sa femme et lui ont été réveillés par le bruit des bombes. Il était encore à moitié endormi lorsqu’il a jeté un œil dehors, croyant à un problème mineur. « J’ai vu que les montagnes autour étaient frappées », dit-il. La sirène avertissant d’un danger aérien a retenti. Sa femme et lui ont pris leur petite fille de 1 an et leur fils de 7 ans pour descendre au sous-sol.

Ils y ont passé la journée, avec la famille élargie, à entendre des drones, des déflagrations et à sentir l’odeur de la fumée.

Encouragé par sa belle-famille, il a quitté la ville tôt le lendemain matin pour gagner la capitale, à 315 km de là. « Normalement, ça prend environ cinq heures dans la route montagneuse, mais là, ça en a pris dix », explique-t-il. Les véhicules fuyant la région avançaient lentement le long de la frontière, phares éteints, par crainte d’être repérés et attaqués.

Fantôme du génocide

La peur, la mise aux abris, Varouj Yessayan les avait déjà vécues dans le Liban en guerre dans lequel il a grandi. « Je suis né dans la guerre, j’ai vécu à travers tout ça, souligne l’homme qui travaille dans la finance. Je ne me serais jamais imaginé qu’un jour, je ferais la même chose que mes parents, que je réveillerais mes enfants pour les mettre à l’abri de la guerre. »

Ce petit-fils d’un rescapé du génocide arménien a l’impression que les tragédies se répètent génération après génération.

Ce qui se passe, c’est vraiment une crise existentielle pour le peuple arménien. Il y a le fantôme du génocide de 1915, avec l’implication directe de la Turquie.

Viken Attarian, coprésident du Conseil canadien arménien, à Montréal

En juillet dernier, le Conseil canadien arménien craignait déjà une escalade et avait envoyé une lettre au premier ministre, Justin Trudeau, et au ministre des Affaires étrangères, François-Philippe Champagne, en appelant le Canada à jouer un rôle « en tant qu’agent pacificateur dans le conflit ». L’organisme à but non lucratif s’inquiétait de « confrontations désastreuses » dans le Caucase, établissant un parallèle avec la situation avec Syrie.

Technologie canadienne

Le Globe and Mail a rapporté ces derniers jours des allégations concernant l’utilisation d’une technologie canadienne qui aurait été vendue à la Turquie et utilisée par l’Azerbaïdjan.

Questionnée par La Presse, l’attachée de presse de François-Philippe Champagne a envoyé une réponse écrite du ministre en soirée. « Après avoir pris connaissance de ces allégations, j’ai immédiatement demandé à Affaires mondiales Canada d’enquêter sur la question, peut-on lire dans la déclaration. En tant que ministre des Affaires étrangères, j’annulerai ou suspendrai tout permis canadien qui aurait été utilisé à mauvais escient. »

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François-Philippe Champagne, ministre des Affaires étrangères

Il a ajouté que « le Canada possède l’un des systèmes de contrôle des exportations les plus rigoureux au monde » et qu’il s’engageait « à respecter les normes les plus élevées dans l’examen des permis d’exportation demandés par les entreprises canadiennes ».

Appel à un cessez-le-feu

Jeudi, la France, la Russie et les États-Unis ont fait une déclaration commune appelant l’Arménie et l’Azerbaïdjan à un cessez-le-feu immédiat. Les combats se sont, au contraire, intensifiés. Des journalistes français et arméniens ont aussi été blessés jeudi dans la région.

L’Azerbaïdjan, pays qui s’est enrichi grâce aux hydrocarbures et a des visées de nouvelles exportations gazières en l’Europe, voit la présence arménienne dans le Haut-Karabakh comme une occupation de son territoire.

La rumeur de la présence de combattants syriens de groupes djihadistes se battant aux côtés de l’Azerbaïdjan circule depuis plusieurs jours dans les médias arabes. Le président français, Emmanuel Macron, a dit jeudi disposer d’informations « de manière certaine » concernant ce déploiement.

Ce ne serait pas la première fois que des mercenaires syriens sont recrutés dans une guerre à l’étranger opposant intérêts turcs et russes : en Libye aussi, un rapport du Pentagone avait révélé l’envoi de plus de 3500 combattants syriens en quelques mois pour défendre le camp appuyé par la Turquie. La Russie avait aussi embauché des mercenaires syriens pour la partie adverse. Moscou entretient de bonnes relations avec l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux ex-républiques soviétiques.

À Erevan, des enfants ont été accueillis dans différentes familles pendant que leurs pères sont au front. La population se mobilise pour recueillir denrées et premières nécessités.

« C’est d’une ampleur très grande, c’était inattendu », note Raffi Niziblian.