Il y a 10 ans, le suicide par immolation par le feu d’un marchand tunisien marquait le point de départ d’un mouvement de colère dans le monde arabe. Son ras-le-bol de la corruption et de l’humiliation a trouvé un écho chez des millions d’hommes et de femmes. Une décennie s’est écoulée, mais les résultats espérés se font attendre. Rencontre avec des femmes et des hommes qui sont passés du rêve à la déception.

« C’est comme s’ils nous avaient volé notre rêve »

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Hossam Al Motaim, manifestant du Printemps arabe en Égypte, réfugié au Canada depuis 2017

Comme des milliers et des milliers de ses compatriotes, Hossam Almotaim a manifesté dans les rues égyptiennes il y a près de 10 ans pour demander la liberté, la dignité, la justice sociale.

Gérant dans le commerce de détail, il vivait alors en Arabie saoudite, mais est rentré à Alexandrie en janvier 2011 pour « participer à la révolution ».

L’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi en Tunisie et le mouvement de protestation qui a suivi secouaient alors la région. Le Printemps arabe était né.

« Quand [le président] Hosni Moubarak a annoncé qu’il partait [en février 2011], on pensait que c’était la victoire », raconte l’homme maintenant âgé de 38 ans, se frottant les mains pour lutter contre le froid de novembre.

Il ne se doutait pas qu’il fuirait la région quelques années plus tard. Qu’il serait accepté comme réfugié au Canada. Qu’il vivrait à Mississauga, dans la grande région de Toronto, attendant depuis trois ans d’être réuni avec sa femme, son fils de 8 ans et sa fille de 6 ans, aujourd’hui en Turquie en attendant les papiers nécessaires pour le rejoindre.

La Presse est allée à sa rencontre dans sa ville d’adoption ; lors du dernier recensement de 2016, dans la région de Peel, qui comprend Brampton, Mississauga et Caledon, l’Égypte arrivait au septième rang des pays d’origine des nouveaux arrivants, dans cet environnement particulièrement multiculturel, où les devantures des commerces sont tantôt en hindi, tantôt en mandarin ou en arabe.

Entre 2015 et 2019, l’Égypte s’est classée au 13e rang des pays d’origine des demandeurs d’asile au Canada. La plupart se sont installés dans la grande région de Toronto.

La fin d’un rêve

Si les manifestations monstres ont chassé du pouvoir le président Moubarak, en poste depuis près de 30 ans, l’embellie fut de courte durée. Aux élections de 2012, le peuple a élu Mohamed Morsi, d’une branche politique du mouvement islamiste des Frères musulmans.

PHOTO FOURNIE PAR HOSSAM ALMOTAIM

Hossam Almotaim, alors qu’il participait à des manifestations en janvier 2011, à Alexandrie. « Vive l’Égypte. À bas le système », peut-on lire sur son affiche.

Un an plus tard, l’armée le délogeait, alors qu’il faisait face à des accusations d’espionnage, notamment. Il est mort en 2019, emprisonné.

« C’est comme s’ils nous avaient volé notre rêve », remarque M. Almotaim. Son rêve, c’était celui de la démocratie, explique l’homme, qui participe encore à des manifestations au Canada pour dénoncer le régime. Lui-même ne se considère pas comme un partisan de Mohamed Morsi. Mais il aurait aimé qu’il ait sa chance.

Le général Abdel Fattah al-Sissi ne devait être à la tête du pays que le temps d’une courte transition, avant la tenue de nouvelles élections.

Il est toujours en poste.

Des dizaines de milliers de dissidents ont été arrêtés depuis son arrivée au pouvoir. C’est d’ailleurs par crainte d’être détenu pour son militantisme que Hossam Almotaim s’est réfugié au Canada ; lui qui a travaillé de nombreuses années dans les pays du Golfe et s’était installé en Turquie par la suite ne se sentait plus en sécurité.

Répression

Human Rights Watch estime que « sous la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi, l’Égypte traverse sa pire crise des droits humains depuis des décennies ». Les figures les plus connues du mouvement de contestation de janvier 2011 sont en prison ou en exil.

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Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi

Le Committee to Protect Journalists a aussi dénoncé les accusations lancées contre différents professionnels de l’information.

C’est comme ça qu’al-Sissi maintient le pouvoir : il rend presque impossible le fait de s’opposer à lui.

Sherif Mansour, coordonnateur du programme du Committee to Protect Journalists pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Sud

L’Égypto-Américain a lui-même quitté le pays en 2012 après avoir été arrêté. Sa famille vivant déjà en exil aux États-Unis, il n’était retourné dans son pays d’origine qu’après la chute de Hosni Moubarak.

Les forces de sécurité visent les opposants politiques, mais elles ont aussi mené une importante répression contre les membres de la communauté LGBTQ+.

Suicide

Après un concert au Caire en 2017 du groupe libanais Mashrou’Leila, dont le chanteur est gai, les forces de l’ordre ont procédé à une vague d’arrestations.

La militante égyptienne Sarah Hegazy a été arrêtée après avoir fait flotter le drapeau arc-en-ciel pendant ce concert. Elle a témoigné avoir été torturée, battue et harcelée sexuellement derrière les barreaux.

Elle s’est réfugiée à Toronto, mais sans réussir à fuir son mal-être. Elle a mis fin à ses jours en juin dernier.

Son suicide a causé une onde de choc. Ses amis sont encore bouleversés par sa disparition.

« J’essaie encore d’assimiler le tout, raconte Ahmed Zekry. Au début, c’était la culpabilité. De me dire que je n’avais peut-être pas été assez présent pour elle. »

Peur d’une révolution islamiste

Rencontré dans un parc près de Toronto, l’homme de 33 ans parle d’une voix posée, la mélancolie perçant dans ses grands yeux bruns. Il se définit comme pansexuel et a lui-même quitté Le Caire en 2016.

Sarah Hegazy était d’abord pour lui une « sorte de célébrité » de la défense des droits LGBTQ+, rencontrée par des amis communs.

Pourtant peu actif dans les mouvements politiques, l’ancien enseignant se souvient de son excitation de voter pour la première fois, en 2012. Et de sa déception lors de l’élection de Mohamed Morsi.

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Ahmed Zekry a quitté le Caire en 2016.

Je voulais un gouvernement le plus laïque possible. Je ne voulais pas qu’on se retrouve comme en Iran, avec une révolution qui finit par devenir islamique.

Ahmed Zekry

Il a d’abord vu d’un bon œil la prise du pouvoir d’al-Sissi, jugeant que le gouvernement Morsi voulait modifier un peu trop la Constitution. « Mais ensuite, ça a dérapé et nous étions de retour au point zéro », soupire-t-il.

Situation difficile

Dans la grande région de Toronto, les immigrants et réfugiés égyptiens sont de divers horizons idéologiques, mais les personnes rencontrées s’entendent sur un point : la situation actuelle est loin d’être meilleure que celle qu’ils ont dénoncée en 2011.

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Nany (nom fictif), qui a fui l’Égypte en 2018

« Je me disais : on peut être comme la France, l’Allemagne, les États-Unis, pourquoi pas ? Nous avons tout ce qu’il faut », dit Nany. La femme dans la cinquantaine, mère de cinq enfants, préfère ne pas être nommée et utilise un surnom. Elle a appuyé les Frères musulmans, même si elle dit ne pas être d’accord avec toutes les idées du groupe islamiste, et a fui le pays en 2018, par crainte de représailles.

Travailleuse dans le domaine de la santé, elle a participé à des manifestations organisées par sa mosquée pour dénoncer le coup d’État. La violence utilisée contre les protestataires l’a marquée.

« Il y avait des informateurs partout, je disais mes opinions assez clairement », raconte-t-elle, assise sur une chaise d’extérieur dans la cour du bungalow où elle vit avec sa famille. « J’avais très peur qu’ils [les policiers] viennent me prendre. Tous les jours, j’avais peur. »

Un deuxième printemps ?

Malgré la répression, l’an dernier, des manifestants ont recommencé à se faire entendre dans les rues du Caire. Avec des mouvements similaires en Algérie, en Irak et au Liban, les rumeurs d’un second printemps arabe se faisaient entendre. La COVID-19 a freiné les élans.

« Peut-être que mon fils ou alors mon petit-fils verra la démocratie en Égypte », philosophe Hossam Almotaim, souriant à la pensée de ses enfants, qu’il voit régulièrement grâce aux technologies.

La chute de Kadhafi

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Ayat Mneina, cofondatrice du Libyan Youth Movement

Au début du mois de février 2011, Ayat Mneina suivait avec intérêt la révolte populaire en Tunisie et en Égypte. La Canadienne d’origine libyenne souhaitait agir rapidement pour mettre sur pied un réseau d’information fiable, loin de la censure de Mouammar Kadhafi.

« On voyait ce qui arrivait, on savait que si le mouvement s’étendait à la Libye, ce serait facile pour le régime de fermer l’accès à l’information, il avait vraiment le contrôle », explique la femme de 32 ans.

PHOTO MAHMUD TURKIA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mouammar Kadhafi

Celle qui a quitté la Libye avec sa famille à l’âge de 6 ans a cofondé le Libyan Youth Movement. Le but : offrir une information véridique grâce à une équipe sur place. « La révolution a brisé le silence dans lequel on existait tous », note-t-elle.

Le tout n’était pas sans risque : les militants étaient visés par le régime, et la mort de Mohammed Nabbous, un blogueur et « journaliste citoyen », a bouleversé le réseau.

Le rêve du retour

Ayat Mneina a grandi au Manitoba, où elle n’avait qu’une vague idée des causes de l’exil familial. Elle retournait ponctuellement voir la famille élargie à Benghazi.

Au moment de la chute de Kadhafi, la jeune femme s’est prise à rêver d’un avenir dans son pays d’origine. Elle s’y est rendue en novembre 2011, pour participer à une conférence sur les droits des femmes et la paix.

PHOTO FOURNIE PAR AYAT MNEINA

Ayat Mneina et son mari Amin, à leur dernière visite en Libye

Je voulais m’installer là-bas. Certains membres [du réseau de militants] l’ont fait. Mes parents m’ont dit que je devrais attendre un peu.

Ayat Mneina

Contrairement aux dirigeants tunisien et égyptien, Mouammar Kadhafi a refusé de céder devant la pression populaire et internationale. On estime à des dizaines de milliers les morts dans les violences de la guerre civile de 2011.

Le dictateur a été tué en octobre 2011 par les rebelles, laissant à ses opposants l’espoir d’un changement.

Conflits armés

Mais les différentes factions, lourdement armées, se sont livrées à de nouveaux combats pour le contrôle du territoire après des élections en 2014, dans ce pays riche en pétrole. La Libye est devenue le terrain d’une guerre par procuration entre différentes puissances.

« Si les Libyens étaient laissés entre eux, je pense qu’on pourrait commencer un processus de réconciliation nationale », juge Ayat Mneina, qui rappelle que la situation en Libye « n’existe pas dans un vacuum ».

Un nouveau cessez-le-feu a été conclu en octobre.

PHOTO ESAM OMRAN AL-FETORI, ARCHIVES REUTERS

Des bâtiments détruits au cœur de Benghazi

Ayat Mneina est retournée à Benghazi l’an dernier. « On pouvait voir par la condition des bâtiments et des rues que l’endroit avait besoin d’attention », commente-t-elle, décrivant les traces laissées par les armes sur les façades.

Malgré tout, la population semblait avoir retrouvé un sentiment de normalité.

« Peut-être qu’on vit ce que nos parents ont vécu quand ils avaient notre âge », soulève Mme Mneina, rappelant que sa génération n’est pas la première à subir les contrecoups de la violence dans la région.

La tragédie syrienne

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Abdulla Saad, réfugié syrien arrivé au pays dans le cadre de l’opération d’accueil de réfugiés du Canada entre 2015 et 2016

Aucun endroit ne semble symboliser l’échec de la révolte populaire dans le monde arabe comme la Syrie, plongée dans une crise humanitaire depuis 2011. Plus de 5,5 millions de personnes ont fui le pays. Ceux qui sont restés vivent dans une grande précarité.

« J’ai grandi sans vraiment penser à la politique », confie Abdulla Saad.

Comme bien des Syriens, l’homme de 29 ans ne croyait pas à la possibilité d’une révolte populaire contre Bachar al-Assad ; le dictateur menait son pays d’une main de fer, tuant dans l’œuf l’idée d’un changement.

« La guerre a frappé vraiment durement en 2012 », témoigne le jeune homme de Homs, qui commençait alors sa première année universitaire pour devenir enseignant en mathématiques.

Le régime a sévèrement réprimé l’opposition, n’hésitant pas à bombarder des villes rebelles, comme Homs, vue comme le centre de la révolte.

Abdulla Saad s’est d’abord joint à la Croix-Rouge et ensuite à un volet d’aide humanitaire de son église.

PHOTO FOURNIE PAR ABDULLA SAAD

Abdulla Saad, en mission humanitaire avec son église dans sa ville natale de Homs, en Syrie

Encore aujourd’hui, il ne peut oublier « tous les désastres, le son des armes à feu, le feu, les avions de l’armée et les explosions ».

Fuir la terreur

Dans le chaos, le groupe armé État islamique a étendu son « califat » de l’Irak à la Syrie en 2014. Cette organisation terroriste a imposé sa vision radicale de l’islam aux populations sous son joug.

Pour les membres de la famille Saad, l’heure de partir a sonné lorsque le groupe a atteint la ville de Palmyre, à environ deux heures de route de leur logis.

« Ils ont tué mon ami », raconte doucement l’homme rencontré dans une église orthodoxe, où il dirige habituellement une chorale.

Mon ami était dans l’armée – c’est obligatoire en Syrie. Il venait de mon village. Nous étions sans nouvelles de lui. Il s’appelait Abdou. On a été surpris de voir une vidéo de l’EI – très professionnelle, en fait – qui montrait qu’ils coupaient la tête [de soldats]. Il était l’un d’eux. C’était très triste.

Abdulla Saad

La terreur s’est installée.

Réfugiés au Canada

Abdulla, son frère et leurs parents ont fait partie des quelque 39 600 réfugiés syriens accueillis au Canada entre le 4 novembre 2015 et le 31 décembre 2016, dans une opération lancée par le gouvernement Trudeau.

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La ville de Homs en 2016, détruite par la guerre en Syrie

C’est en Ontario que se trouve la plus grande proportion de réfugiés syriens, soit 10 210. Le Québec arrive au deuxième rang, ayant accueilli 5295 personnes.

Aujourd’hui, Abdulla Saad travaille comme chauffeur de camion. Sa femme est enceinte de leur premier bébé, un garçon.

Je ne veux vraiment pas que mon enfant ait à souffrir et à vivre ce que j’ai vécu. Je veux qu’il grandisse et reste au même endroit, sans avoir à repartir de zéro.

Abdulla Saad

Il est reconnaissant pour cette deuxième chance, même s’il ne peut oublier la souffrance qui continue d’affliger ses proches restés derrière, qui manquent de tout.

« Même si c’est parfois difficile et stressant, on vit au paradis comparé à là-bas, dit-il. Je gagne le seul revenu [de mon ménage], un peu plus du salaire minimum. Mais on est quand même capables de manger tout ce qu’on veut, de manger de la viande, des légumes frais. Je connais des familles en Syrie qui n’ont pas pu manger de viande depuis deux ans. »