C’est le 31 décembre que Donald Trump a pris sa décision. Ce jour-là, des manifestants pro-iraniens s’étaient introduits dans la Zone verte ultrasécurisée de Bagdad. Ils avaient même réussi à pénétrer dans le vestibule de l’ambassade des États-Unis.

Devant son écran de télé, le président fulminait.

En guise de représailles, ses conseillers lui ont proposé plusieurs options, dont celle d’éliminer une personnalité vénérée en Iran, le général Qassem Soleimani.

C’était une option à haut risque, un assassinat politique, l’équivalent d’un acte de guerre. À Washington, on l’avait toujours écartée, tant elle risquait d’enflammer le Moyen-Orient.

Selon le New York Times, il semble pourtant que, depuis les attentats du 11 septembre 2001, le Pentagone a pris l’habitude d’inclure des choix improbables à sa liste d’options, dans le seul but de rendre les autres plus judicieuses aux yeux du locataire de la Maison-Blanche.

PHOTO AHMAD AL-RUBAYE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des membres du Hachd al-Chaabi, coalition de paramilitaires pro-Iran intégrés à l’État irakien, marchent sur un portrait du président américain Donald Trump alors qu’ils sont rassemblés pour les funérailles du général iranien Qassem Soleimani et de son lieutenant Abou Mehdi al-Mouhandis, tués dans un raid américain, à Bagdad.

Faut-il s’en étonner ? Donald Trump a choisi la pire option. En fait, ce qui est surprenant, dans tout ça, c’est que les hauts gradés du Pentagone aient été « sidérés » par son choix.

Après trois ans de présidence trumpienne, il me semble que ces fins stratèges auraient dû savoir que leur tactique était une recette pour le désastre. On ne met pas un menu entre les mains du « génie très stable » – comme Donald Trump s’est lui-même déjà qualifié –, à moins que ce ne soit celui du McDonald’s.

Le Pentagone aurait dû savoir que, comme un joueur d’échecs impulsif, Trump sauterait sur une pièce lourde – la tour, mettons – sans logique stratégique apparente, sans prévoir la réplique de son adversaire. Sans penser deux, trois coups d’avance.

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Ça ne peut que mal finir.

La réplique iranienne est inévitable. On s’y prépare déjà. L’OTAN a suspendu sa mission de formation en Irak. Le département d’État a ordonné à tous les Américains de quitter le pays.

Il y aura une escalade. Peut-être même une guerre ouverte. Des morts : iraniens, américains et, surtout, irakiens, puisque la sanglante partie d’échecs risque de se jouer chez eux. Encore une fois.

En donnant l’ordre d’abattre le général Soleimani, Donald Trump a retiré du jeu l’un des stratèges les plus redoutés du Moyen-Orient, sorte de Garry Kasparov de la guerre par procuration.

Chargé des opérations extérieures du régime iranien, Soleimani était celui qui tirait les ficelles du pouvoir à Damas, à Beyrouth, à Bagdad et à Gaza.

Ses tractations pour bâtir un empire iranien dans la région ont fait des milliers de morts. Soleimani a permis à Bachar al-Assad de s’accrocher au pouvoir en Syrie. Son influence s’étendait jusqu’en Afghanistan et au Pakistan.

C’était, sans l’ombre d’un doute, un ennemi juré de l’Occident. Mais sa disparition brutale ne règle rien. Au contraire.

Des millions d’Iraniens ont pris les rues de Téhéran, hier, pour scander « Mort à l’Amérique ». Même certains adversaires politiques du défunt général ont crié vengeance, l’un d’eux promettant aux Américains de « déchaîner l’enfer au-dessus de leurs têtes ».

Trump a réussi l’exploit d’unifier le peuple iranien contre les États-Unis, de rallier tout ce beau monde à la ligne dure, de colmater les moindres failles qui auraient pu permettre d’espérer un changement de régime à Téhéran.

Mieux encore, Trump a planté un autre clou dans l’accord nucléaire avec l’Iran. Dimanche, le régime des ayatollahs a annoncé qu’il ne limiterait plus son programme d’enrichissement de l’uranium.

Tout va bien.

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On a vu bien peu de gens s’étouffer d’indignation pour les centaines de manifestants pacifistes tués à Bagdad, depuis octobre, pour avoir exigé un gouvernement moins corrompu.

Pour leur apprendre à se révolter, on leur a tiré dessus à balles réelles. Ils sont tombés les uns après les autres, comme de vulgaires pions sur l’échiquier.

Ces manifestants n’en avaient pas seulement contre la corruption du pouvoir irakien. Ils en avaient aussi contre l’ingérence de l’Iran dans les affaires internes de leur pays. Ces jeunes, chiites et sunnites, espéraient voir poindre un renouveau démocratique.

Je ne parierais plus là-dessus désormais. Téhéran prétextera sans doute l’urgence sécuritaire pour écraser définitivement les révoltes populaires contre ses alliés politiques à Bagdad, mais aussi à Beyrouth.

Pour ne rien arranger, Trump menace de « très grosses sanctions » l’Irak si les troupes américaines se voient forcées de quitter le pays. « Nous avons une base aérienne extrêmement coûteuse qui est là, a-t-il dit à bord d’Air Force One, dimanche. La construction a coûté des milliards de dollars. Nous ne partons pas à moins qu’ils ne nous remboursent. »

Tout est absurde dans cette déclaration.

On pourrait parler du scandale d’Abou Ghraib, du carnage de Blackwater, du phosphore blanc sur Falloujah et d’autres excellentes contributions américaines, mis à part cette base aérienne extrêmement coûteuse, en Irak.

Notons seulement que Trump ose menacer de sanctions ce pays meurtri s’il expulse des soldats américains… que le président a lui-même promis à maintes reprises de ramener à la maison !

Le comble de l’ironie, c’est que l’expulsion des troupes américaines d’Irak était l’un des principaux objectifs de Soleimani. Il n’y est jamais parvenu dans la vie.

Il risque fort d’y parvenir dans la mort.

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Donald Trump a proféré une autre absurdité à bord d’Air Force One. Les États-Unis, a-t-il répété, n’hésiteront pas à détruire des sites culturels iraniens si Téhéran s’avisait de venger l’assassinat de Soleimani.

Les talibans ont fait sauter les bouddhas de Bâmiyân ; les djihadistes du groupe État islamique ont saccagé la cité antique de Palmyre ; les Américains projettent-ils maintenant de réduire Persépolis en poussière ?

Ça semble absolument insensé, mais c’est bien ce qu’a laissé entendre le 45e président des États-Unis d’Amérique. Peu importe si ces représailles constituaient des crimes de guerre.

« On leur permet d’utiliser des bombes pour faire exploser les nôtres. Et nous n’avons pas le droit de toucher leurs sites culturels ? Ça ne marche pas comme ça ! », s’est-il exclamé dimanche.

Le secrétaire à la Défense, Mark Esper, a voulu réparer la bévue, lundi soir, en assurant que les États-Unis respecteront les lois internationales.

N’empêche que Trump me fait penser à un mauvais perdant, un bébé boudeur qui donnerait un grand coup de pied dans l’échiquier pour protester contre le déroulement de la partie.

Sauf que tout ça n’est malheureusement pas un jeu.

C’est un terrifiant gâchis.