À 70 ans bien sonnés, l’alliance militaire chargée de la défense de l’Occident montre des signes de fractures, pour le plus grand plaisir de Moscou. En cause : le financement de l'organisation qui suscite la colère du président Trump, engagé dans un bras de fer avec les autres pays membres. Prochain round : le sommet des chefs d’État, cette semaine à Londres.

Le sommet des incertitudes

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Les ministres des Affaires étrangères des pays membres de l'alliance se sont réunis au siège de l'OTAN, à Bruxelles, le 20 novembre dernier.

BRUXELLES, Belgique — L’immense complexe, inauguré il y a deux ans en banlieue de Bruxelles, ressemble davantage à un aéroport qu’au siège d’une organisation internationale. 

Avec ses ailes qui s’emboîtent les unes dans les autres, le bâtiment représente deux mains dont les doigts sont solidement entrecroisés, impossibles à séparer.

Mais à quelques jours d’un sommet crucial, l’OTAN a rarement été aussi près de l’éclatement, déchirée entre un président américain convaincu de porter financièrement l’alliance sur ses épaules et une Europe qui doute de la fiabilité de Washington.

Facture du nouveau bâtiment : 1,75 milliard de dollars. Rien pour réjouir Donald Trump.

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Le nouveau siège de l'OTAN, à Bruxelles

Mi-octobre, quelques heures avant la visite du secrétaire d’État américain Mike Pompeo, des dizaines de personnes – moitié en civil, moitié en uniformes militaires – y trottinaient vers leur prochaine réunion. Des mots d’anglais, d’italien et d’allemand se mélangeaient dans les corridors. Ce jour-là, M. Pompeo s’est fait rassurant. 

« Nos alliés et partenaires de l’OTAN sont un élément important du mécanisme américain de défense », a-t-il affirmé en fin de journée, flanqué du secrétaire général de l’organisation, Jens Stoltenberg.

Donald Trump a pris l’habitude d’être moins diplomate que son secrétaire d’État. L’OTAN est « obsolète », « nous sommes les idiots qui payent pour ça », « ça nous coûte une fortune », a-t-il dit. Le New York Times a même révélé que le président avait évoqué en privé la possibilité de retirer les États-Unis de l’alliance.

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Le secrétaire général de l'OTAN Jens Stoltenberg et le secrétaire d'État américain Mike Pompeo, le 14 novembre dernier à Washington

Faibles attentes

Ces coups de sang se répéteront-ils la semaine prochaine ? Le sommet des chefs d’État de l’OTAN, qui s’ouvre mardi en Angleterre, promet de tester une fois de plus la solidité de l’alliance entre pays occidentaux. Si l’organisation souffle cette année ses 70 bougies, personne ne semble avoir le cœur à la fête.

Donald Trump y participera, face à des Européens eux aussi divisés : le président Emmanuel Macron semble avoir jeté l’éponge en affirmant récemment que l’organisation était en « mort cérébrale », déclenchant les protestations allemandes.

Le simple fait que le sommet ne tourne pas au vinaigre serait un gain, confie en entrevue Jacob Parakilas, chercheur chez LSE Ideas, le groupe de réflexion de la London School of Economics. 

Je crois que la majorité des leaders autour de la table veulent simplement quitter le sommet sans que d’autres problèmes se soient créés.

Jacob Parakilas, chercheur chez LSE Ideas

« Au dernier sommet de l’OTAN, à l’hiver 2018, il y a eu cette explosion de colère du président Trump, qui a presque menacé de quitter l’alliance, avant de se vanter d’avoir pu convaincre les alliés d’investir davantage en défense. Si des coups d’éclat rhétoriques du genre peuvent être évités, ce sera une victoire pour la plupart des leaders. »

Les chefs d’État et de gouvernement se réunissent mercredi dans un hôtel de l’Hertfordshire, non loin de Londres. La veille, ils seront reçus par la reine Élisabeth II, à Buckingham Palace. Mais les petits fours et le vin de Sa Majesté risquent de ne pas être suffisants pour rétablir la bonne entente entre alliés. D’autant plus que Donald Trump peut très bien faire un autre coup d’éclat.

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Sourires factices ? Donald Trump et Emmanuel Macron lors du dernier sommet de l'OTAN, en juillet 2018. Chacun a émis des doutes sur la pertinence de l'Alliance atlantique.

« Évidemment, on ne peut pas prédire s’il se tournera vers son compte Twitter la fin de semaine avant le sommet pour menacer des alliés européens », affirme le professeur Benjamin Zyla, de l’Université d’Ottawa, qui enseigne actuellement à l’Université Harvard. « Qui sait ? On n’a pas de boule de cristal. »

Ce spécialiste de l’OTAN a aussi des attentes plutôt basses pour la rencontre de cette semaine. « Si les leaders pouvaient s’entendre sur le fait qu’il y a des mésententes, ce serait un début, dit-il. Et si les participants au sommet pouvaient prendre l’initiative de remettre de l’avant le fait que l’OTAN est davantage qu’une alliance militaire, mais aussi une alliance politique, ce serait à leur avantage. Ça permettrait de jeter les bases pour discuter efficacement des dissensions. »

Rejeter sa création

Au-delà de la réussite ou de l’échec du sommet lui-même, c’est l’avenir de l’organisation qui assure la sécurité de l’Occident depuis sept décennies qui est en jeu.

« La question centrale, c’est de savoir si les États-Unis tiennent encore aux principes fondateurs de cette organisation », explique Jacob Parakilas. Pendant des années, l’OTAN a été considérée comme une créature américaine qui permettait à Washington de consolider sa sphère d’influence face à ses adversaires. À présent, le créateur semble se rebeller contre sa propre création.

Ce rejet est généralisé, souligne le professeur Zyla. 

Il y a en ce moment à Washington un mépris pour les institutions multilatérales et les organisations internationales, notamment l’OTAN, mais aussi l’Union européenne et l’ONU.

Benjamin Zyla, professeur à l’Université d’Ottawa

« Les interrogations autour de l’OTAN et la pression appliquée sur les alliés européens et le Canada pour augmenter leurs dépenses militaires ne sont pas une innovation du gouvernement Trump, ajoute-t-il. C’était déjà le cas avec Barack Obama. Mais le ton et l’approche étaient différents. »

M. Parakilas modère toutefois les ardeurs des Cassandre qui mettent déjà l’organisation sur une voie de garage. « L’unité politique à l’intérieur de l’alliance n’est pas dans un bon état, mais l’alliance a traversé d’autres défis, de vraies crises, dans le passé », dit-il, évoquant le déclenchement de la guerre en Irak en 2003 ou le retrait de la France de l’alliance. « Je ne suis pas certain que la situation actuelle soit aussi grave. »

Les ingrédients de la crise

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Des membres de forces spéciales de l’OTAN participant à un exercice en Hongrie, en juin dernier

Les problèmes de l’OTAN viennent de tous les coins de la planète et s’additionnent pour créer la crise dans laquelle elle se retrouve. Au centre des préoccupations : les alliés sont-ils encore assez alliés pour répondre collectivement à toute agression ? Tour d’horizon des situations qui créent le doute dans plusieurs esprits.

Les attaques américaines

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Le président Donald Trump a évoqué en privé la possibilité de retirer les États-Unis de l’OTAN, selon le New York Times.

Au cœur de la crise que traverse actuellement l’OTAN, il y a un homme : Donald Trump. Il s’est notamment fait élire en décriant la contribution disproportionnée des États-Unis à la défense de l’alliance, qu’il a qualifiée d’« obsolète », puis a constamment attaqué les capitales européennes pour leurs investissements militaires trop timides. Le chef d’État est allé jusqu’à remettre en question une éventuelle réplique militaire américaine en cas d’agression contre un allié européen. « Si le Monténégro [un petit pays des Balkans] devient agressif, on peut rapidement se retrouver avec la Troisième Guerre mondiale sur les bras », a-t-il déploré, semant la consternation. M. Trump s’en est aussi pris à la dépendance énergétique du Vieux Continent vis-à-vis du gaz naturel russe. « Ils veulent qu’on les défende contre la Russie, mais ils lui versent des milliards. Et ce sont nous les idiots qui payent pour tout ça ! », a-t-il lancé.

La situation turque

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Des colonnes de fumée consécutives à l'assaut de l'armée turque au Kurdistan syrien, en octobre dernier.

En décidant de lancer ses troupes contre les Kurdes dans le nord-est de la Syrie, en octobre, le président turc Recep Tayyip Erdoğan mettait du même coup ses alliés de l’OTAN dans une position délicate. D’abord parce que les Occidentaux ont combattu le groupe armé État islamique aux côtés des forces kurdes dans les dernières années, leur fournissant équipement et expertise. Mais aussi parce que les risques d’un incident militaire entre les soldats turcs et les soldats des autres pays de l’OTAN dans la région étaient multipliés. La Turquie fait partie de l’organisation depuis 1952 et constitue sa frontière sud-est. Le pays accueille des bases américaines de lancement de missiles – y compris nucléaires – qui ont eu un rôle important à jouer pendant la guerre froide.

Les démocraties en berne

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Manifestation en Pologne, le 16 octobre, contre un projet de loi du gouvernement de droite qui prévoit interdire les cours d'éducation sexuelle à l'école. 

L’OTAN s’est longtemps présentée comme l’alliance du « monde libre » face à la dictature communiste aux commandes de l’Union soviétique. Mais le recul de la démocratie, de la liberté de la presse et de la société civile au sein de différents pays membres – nommément la Pologne, la Hongrie et la Turquie – constitue « un cancer potentiel », selon un récent rapport de la John F. Kennedy School of Government de l’Université Harvard. Le document, qui évoque une OTAN « en crise », a fait la manchette en février dernier. Comment dénoncer les problèmes démocratiques des adversaires de l’alliance alors que des pays membres sont loin d’être exemplaires à cet effet ? « L’OTAN doit se regarder dans le miroir », notent les auteurs de l’étude, ajoutant que les États-Unis de Donald Trump eux-mêmes sont critiqués sur ce plan.

Le défaitisme français

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Le président français Emmanuel Macron 

« Nous vivons la mort cérébrale de l’OTAN. » C’est avec cette déclaration-choc que le président français Emmanuel Macron a voulu réveiller ses homologues européens, plus tôt ce mois-ci, dans les pages de The Economist. La base de son argument : le continent doit cesser de compter sur les États-Unis pour assurer sa défense parce que Washington n’est plus l’allié fiable qu’il était. M. Macron a même soulevé des doutes quant au fait que toute l’alliance répliquerait si l’un de ses membres était attaqué – ce qui constitue pourtant sa raison d’être. Sa déclaration a déclenché une levée de boucliers, notamment en Allemagne, alors que la Russie l’a applaudie. « Des mots en or. Une bonne évaluation de l’état actuel de l’organisation », s’est réjoui le ministère russe des Affaires étrangères.

La menace russe

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Le président russe Vladimir Poutine sur la place Rouge, à Moscou 

Avec ses chars, ses milliers de soldats et ses missiles, la force de frappe des alliés de l’OTAN n’a pas d’égal sur la planète. Mais l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016 a prouvé que Moscou, l’adversaire traditionnel de l’alliance, avait plus d’un tour dans son sac. Les pays baltes, qui constituent la frontière du territoire de l’OTAN dans le nord de l’Europe, le savent depuis longtemps : ils ont été victimes d’attaques informatiques et de poussées de désinformation russes bien avant les États-Unis. L’organisation doit tenter de s’adapter à ce nouveau type d’attaque et d’agression, mais ses outils sont pour l’instant mal adaptés.

Gonfler son budget militaire ? Le Canada résiste aux pressions

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Le premier ministre Justin Trudeau s'adresse aux troupes de l'OTAN déployées en Lettonie, sur la base d'Adazi à Kadaga, en juillet 2018.

Le Canada n’atteindra pas le chiffre magique : en dépit des vociférations de Donald Trump, il ne consacrera pas 2 % de son produit intérieur brut (PIB) à son budget militaire d’ici 2024, comme se sont engagés à le faire la majorité des pays de l’OTAN.

C’est toutefois sans complexe que le premier ministre Justin Trudeau se présentera cette semaine à Londres à une rencontre des chefs des 29 nations membres de l’alliance politique et militaire – son premier déplacement à l’étranger depuis le scrutin du 21 octobre dernier.

L’ambiance risque d’être à couper au couteau lundi soir à la table à manger du 10, Downing Street, où le premier ministre britannique Boris Johnson recevra ses collègues. Et l’enjeu du financement pourrait encore une fois monopoliser l’attention.

Mais à Ottawa, on a fait notre lit : le pourcentage du PIB est une donnée quantitative ne pouvant à elle seule refléter le réel engagement canadien envers le patient sur lequel le président français Emmanuel Macron a posé un diagnostic de « mort cérébrale ».

Très sincèrement, le Canada fait preuve d’un leadership considérable. Le fait que nous dirigeons la mission de formation en Irak et que nous sommes à la tête de la mission en Lettonie en sont des exemples.

Le premier ministre Justin Trudeau, dans un récent plaidoyer

Le budget total de la défense canadienne se chiffre cette année à 28,8 milliards, soit 1,27 % du PIB, selon les données publiées en juin dernier par l’OTAN. D’ici 2024, l’année butoir pour l’atteinte de la cible de 2 %, le gouvernement libéral prévoit qu’il grimpera à environ 1,48 % du PIB.

PHOTO SABAH ARAR, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le major-général Dany Fortin, commandant de la mission de l'OTAN en Irak

Vers « un équilibre »

La progression a été rendue possible grâce au bond de 70 % du budget de la défense en 2017. « Nous en arrivons à un équilibre. Aller plus loin que cela ne serait pas en phase avec la volonté populaire », spécifie une source gouvernementale à La Presse.

Le politologue Justin Massie partage cette lecture. « Même si on a un gouvernement qui fait des déficits, il y a une difficulté à vendre aux Canadiens de doubler le budget de la défense, parce que les Canadiens se sentent en sécurité », dit le professeur de l’UQAM.

À l’opposé, les citoyens des pays d’Europe de l’Est sont plus froids à l’idée de consentir à la cible de 2 % en raison du contexte politique actuel, croit Anessa Kimball, professeure agrégée au département de science politique de l’Université Laval.

« Dans des pays comme la Hongrie ou la Bulgarie, l’engagement de consacrer 2 % du PIB national pose problème en raison de la montée du populisme », expose à La Presse celle qui dirige le Centre sur la sécurité internationale.

Au-delà du 2 %

Sept des 29 pays membres de l’OTAN, dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, ainsi que de plus petits pays comme la Grèce, l’Estonie et la Lettonie, dépassent actuellement le cap du 2 %. Le Canada demeure en queue de peloton, en 20e position.

Les chiffres peuvent cependant être trompeurs. « Des façons de partager le fardeau ne sont pas comptabilisées ; le 2 % ne tient pas compte du fait que le Canada est toujours prêt à envoyer des soldats dans les missions de l’OTAN », soulève la professeure Kimball.

La meilleure façon de mesurer si on fait notre juste part, c’est d’évaluer ce qu’on fait de l’argent qu’on investit en défense. Or, le Canada participe à toutes les missions de l’OTAN depuis son existence.

Justin Massie, politologue

Il n’en demeure pas moins que le Canada a des lacunes à combler, signale le politologue. « Les carences sont dans la marine, dans le peu de navires qu’on a dans le Pacifique, le peu de navires qu’on a pour l’Arctique », juge-t-il.

« Trump a raison »

S’il estime que le Canada n’en fait « pas assez », le député conservateur Pierre Paul-Hus n’est pas forcément d’avis qu’il faille à tout coup respecter la cible de 2 % établie en 2014 au sommet du pays de Galles.

Il dit par ailleurs comprendre qu’Ottawa et ses alliés de l’OTAN se fassent taper sur les doigts par Washington.

Peu importe ce qu’on pense de Donald Trump, sur le fond, il a raison de dire que les Américains dépensent tellement d’argent en Europe et que les autres pays ne font pas leur part.

Pierre Paul-Hus, député conservateur

Dans le camp néo-démocrate, on est opposé à l’adoption d’un « objectif arbitraire en matière de dépenses » à l’OTAN. Et à la veille de la rencontre à Londres, le parti prend acte que « le désengagement américain semble changer la dynamique ».

Le premier ministre Trudeau sera à même de continuer à le constater. Son avion décolle dimanche. Il rentrera au pays mercredi, soit la veille du discours du Trône en Chambre – là où son parti n’a pas atteint le chiffre magique de 170, celui de la majorité.