Exportation et développement Canada (EDC), qui a avancé des dizaines de millions de dollars en 2014 pour permettre à une famille indienne établie en Afrique du Sud d'acquérir un jet d'affaires de Bombardier, doit profiter des ratés survenus dans ce dossier pour revoir ses façons de faire.

Tel est du moins l'avis de Karyn Keenan, de l'organisation non gouvernementale Above Ground, qui peine à comprendre comment la vente de l'appareil d'une valeur de plus de 50 millions de dollars a pu aller de l'avant malgré l'importance des allégations de corruption circulant à l'époque relativement aux activités des Gupta.

« C'est vraiment surprenant que le prêt ait été accordé. C'est une erreur majeure », relève l'activiste, qui dénonce le manque de transparence d'EDC relativement à la manière dont la décision a été prise.

« Le processus est opaque. Il est impossible de savoir où l'erreur est survenue. »

Mme Keenan s'alarme par ailleurs de l'importance des prêts accordés dans le secteur de l'aéronautique par l'agence.

EDC, qui fournit des crédits à l'exportation en soutien à des firmes canadiennes, dit présenter actuellement une « exposition financière » de 10 milliards de dollars à travers des prêts et des garanties de prêts ayant servi à l'acquisition d'avions de Bombardier.

Un porte-parole d'EDC, Phil Taylor, a précisé que les avions d'affaires représentaient « entre 6 et 10 % de ce total ». L'exposition totale de l'agence, tous secteurs confondus, est actuellement de 82 milliards de dollars, a-t-il précisé.

PROCÉDURE DEVANT LES TRIBUNAUX

Un porte-parole de Bombardier pour la section des avions d'affaires, Mark Masluch, a indiqué que moins du quart des 4700 appareils actuellement en service avaient été vendus avec l'aide d'EDC. Les deux tiers ont été achetés aux États-Unis.

Dans le cas des Gupta, environ 80 % de la transaction a été financée à travers EDC qui dit respecter la convention internationale en vigueur à ce sujet.

L'agence canadienne, qui engrange en temps normal des revenus d'intérêts sur les prêts, refuse de répondre aux questions relativement aux Gupta parce qu'elle tente, par l'entremise des tribunaux, de récupérer les 35 millions de dollars qui lui sont toujours dus relativement à l'appareil vendu.

Les ressortissants indiens, qui étaient étroitement associés à l'ex-président sud-africain Jacob Zuma, sont tombés récemment en disgrâce à sa chute et se retrouvent dans le collimateur de la justice sud-africaine.

La firme Westdawn, à travers laquelle ils utilisaient l'avion, a interrompu ses paiements à l'automne et l'appareil demeure introuvable, tout comme l'un des plus influents membres de la famille, Atul Gupta, qui fait l'objet d'un mandat d'arrestation.

Dans une requête présentée à la mi-février à Johannesburg qui doit être entendue cette semaine, EDC demande que la cour ordonne que l'avion soit ramené à un aéroport britannique ou sud-africain dans un délai de deux semaines après le jugement. En cas de refus d'obtempérer, l'agence réclame que les autorités aériennes annulent l'enregistrement de l'appareil pour le clouer au sol.

John Gradek, spécialiste des questions d'aviation rattaché à l'Université McGill, note que le retrait du numéro d'enregistrement empêcherait de facto l'avion de voler puisque les appareils doivent en avoir un pour survoler un territoire donné.

Si l'appareil devait se présenter dans l'espace aérien d'un pays sans le numéro en question, il serait rapidement entouré d'appareils militaires et sommé de se poser sous leur garde, dit l'expert.

Si EDC fait reconnaître par la cour son droit de saisir l'appareil et réussit à le retrouver à un aéroport, les autorités locales devraient normalement pouvoir donner suite rapidement à sa demande. À moins, note M. Gradek, que les Gupta n'aient réussi à conclure un arrangement avec les autorités locales pour pouvoir circuler.

ÉVALUER LA PROBITÉ DES CLIENTS

Bien que Bombardier ne soit pas directement concernée par les procédures judiciaires en cours, elle doit aussi s'interroger sur les méthodes utilisées pour évaluer la probité de ses clients, relève Karyn Keenan.

M. Masluch note que l'entreprise fait appel à des firmes extérieures spécialisées pour évaluer les risques et considère attentivement les antécédents criminels, la solvabilité et d'éventuels liens avec le terrorisme avant de décider d'aller de l'avant avec une vente. Tout acheteur problématique pour l'entreprise est écarté, assure-t-il.

Le porte-parole a précisé qu'il n'avait pas souvenir d'un cas où EDC, qui mène son propre processus d'évaluation, a refusé de prêter de l'argent à un client potentiel jugé approprié par le constructeur d'avions.

Le financement d'EDC, ajoute le représentant de Bombardier, est utilisé pour moins de 25 % des transactions concernant des jets d'affaires comme celui de la famille Gupta, qui avait essayé en vain, dit-il, d'en acheter un autre dans les deux dernières années.

Les informations disponibles relativement à leurs activités étaient alors suffisamment préoccupantes pour justifier ce refus, contrairement à celles qui circulaient avant la vente en 2014, relève M. Masluch, qui y voit une indication du caractère « rigoureux » du système en place.

EDC assure dans la même veine qu'elle n'a pu obtenir que « tout récemment » des preuves « concrètes » des malversations des Gupta.

« Il y avait une montagne d'informations [inquiétantes] dans l'espace public à propos d'eux » avant la vente, rétorque Karyn Keenan.

DES CONTROVERSES MULTIPLES

Les Gupta avaient suscité plusieurs controverses en Afrique du Sud avant de procéder à l'acquisition du jet d'affaires produit par Bombardier. La famille a notamment fait scandale en 2013 après avoir fait venir pour un mariage des ressortissants indiens qui ont pu se poser directement sur une base militaire en contournant les procédures d'immigration. Plusieurs ministres étaient présents pour l'occasion.

Les ressortissants indiens avaient aussi suscité des vagues quelques années plus tôt après qu'il eut été révélé que les services de renseignements du pays s'étaient penchés sur leurs activités. Un haut responsable congédié dans la foulée de l'enquête a indiqué à des quotidiens locaux qu'il avait colligé des informations compromettantes à leur sujet. À la fin de 2016, la médiatrice de la République sud-africaine, Thuli Madonsela, a produit un rapport explosif dans lequel elle mettait en évidence l'importance de l'influence des Gupta sur le gouvernement et l'étendue de leurs malversations. Le président Jacob Zuma, qui était étroitement lié à la famille, a tenté de bloquer la sortie du rapport et a contesté ses conclusions. Il s'est finalement résigné en début d'année à mettre sur pied une commission d'enquête à ce sujet, avant de se voir montrer la porte par son propre parti.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Atul Gupta