La menace nucléaire plane sur le monde depuis 1945. Mais aujourd'hui, la source des inquiétudes change. Et les risques de conflits augmentent. Le Québécois Alexandre Debs, professeur agrégé de science politique à la prestigieuse Université Yale, au Connecticut, nous explique pourquoi.

Vous venez de publier Nuclear Politics - The Strategic Causes of Proliferation. Pensez-vous que les dangers de guerre nucléaire sont plus grands que jamais ?

La situation est préoccupante. L'horloge de l'Apocalypse, mise à jour par les directeurs du Bulletin des scientifiques atomiques, a avancé au début de l'année. Elle est 2 minutes 30 secondes avant minuit. La dernière fois qu'elle a affiché cette heure, c'était en 1953. À l'époque, les États-Unis (1952) et l'URSS (1953) venaient de tester la bombe à hydrogène, encore plus destructrice que la bombe atomique. Après la chute du mur de Berlin, l'horloge a reculé jusqu'à minuit moins 17 en 1991. Aujourd'hui, les risques sont plus grands. La source des inquiétudes change.

Quelles sont les principales sources d'inquiétude ?

Il y en a plusieurs. Les dangers sont les prises de position imprévisibles de Donald Trump, les agissements de la Corée du Nord, les visées expansionnistes de la Russie et les frictions entre l'Inde et le Pakistan. Mais tout n'est pas noir. Depuis la fin de la guerre froide, l'Irak et la Syrie, qui voulaient posséder l'arme atomique, ne l'ont pas. L'Afrique du Sud a démantelé son arsenal. Et l'Iran a signé un accord pour limiter son programme nucléaire. Reste à voir quelle sera la politique américaine à l'égard de ce dossier. Le président Trump a plusieurs fois critiqué l'accord conclu par le président Obama avec l'Iran.

Quels sont les pays qui ont des armes nucléaires ?

Le nombre de pays possédant des armes (prolifération nucléaire horizontale) n'a pas beaucoup augmenté au fil du temps. Il y en a neuf : les États-Unis, la Chine, la Russie, la France, le Royaume-Uni, l'Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord. Par contre, la prolifération nucléaire verticale (le nombre d'armes atomiques détenues par ces pays) est à la baisse. Au milieu des années 80, il y avait plus de 60 000 armes. Avec la signature de traités de non-prolifération, il en reste quelque 15 000 à travers le monde. C'est encore beaucoup ! Et 90 % d'entre elles sont détenues par les États-Unis et la Russie.

Où se trouvent les plus grands dangers ?

L'Asie du Sud est une région à risque. L'Inde et le Pakistan sont de grands rivaux. Ils ont construit, côte à côte, leur arsenal à un rythme rapide dans les dernières années. La stabilité de leur relation s'appuie sur la menace nucléaire. L'Asie de l'Est n'est pas en reste avec les tirs de missiles effectués par la Corée du Nord. L'option militaire, même conventionnelle, pour les États-Unis et ses alliés, serait très coûteuse en vies humaines. Séoul, la capitale de la Corée du Sud, n'est qu'à une cinquantaine de kilomètres de la frontière... Par ailleurs, il est possible que la Russie veuille étendre son influence. On voit ce qu'elle a fait en Ukraine. Si elle essayait d'absorber les pays baltes, ce serait très inquiétant.

Que faut-il penser de la stratégie américaine ?

La politique américaine n'est pas claire. Avant l'arrivée de Donald Trump, les États-Unis s'étaient prononcés fortement contre la prolifération nucléaire. Depuis, le président est allé à contre-courant en affirmant que les États-Unis devaient renforcer leurs capacités nucléaires. Sur le plan stratégique, son administration semble signaler un changement de cap. Le vice-président Mike Pence a déclaré que la période de « patience stratégique » était terminée par rapport à la Corée du Nord. De plus, le président Trump a critiqué l'OTAN. Et il a dit que les alliés ne payaient pas assez pour leurs besoins de sécurité.

Comment réagiront les Alliés ?

Quand on doute du soutien de ceux qui offrent des garanties de sécurité, on se protège soi-même. Il est encore trop tôt pour prévoir la suite. Il s'agit peut-être d'une stratégie de négociation américaine. Mais, déjà, il y a des discussions du côté allemand pour avoir un arsenal européen. La France a déjà l'arme atomique. De plus, le président Trump a dit que le Japon et la Corée du Sud pourraient avoir leur propre arme nucléaire. Mais la réalité pourrait le rattraper. La prolifération créera des risques pour les États-Unis. Si un de ses alliés décidait d'utiliser l'arme nucléaire dans un conflit, on entrerait dans un nouveau monde...

QUI EST ALEXANDRE DEBS ?

Né à Drummondville, Alexandre Debs possède un parcours universitaire impressionnant. Il a obtenu de nombreux prix, dont une bourse Rhodes en 2000. Il est titulaire d'un baccalauréat en économie et en mathématiques à l'Université de Montréal, d'une maîtrise en histoire sociale et économique à Oxford, en Angleterre, et d'un doctorat en économie au MIT, aux États-Unis. M. Debs est professeur agrégé au département de science politique de l'Université Yale, au Connecticut. Il est l'auteur de nombreuses publications dans les revues spécialisées.

Nuclear Politics - The Strategic Causes of Proliferation, Cambridge University Press

Pourquoi si peu de pays possèdent-ils l'arme atomique ? Avec le coauteur Nuno P. Monteiro, professeur agrégé au département de science politique de Yale, Alexandre Debs présente pour la première fois 16 études de cas historiques dans le même livre. Leur conclusion porte sur deux volets. Les pays faibles et non protégés ne peuvent acquérir l'arsenal nucléaire. Et les pays bien protégés par un allié et non menacés n'en veulent pas. Une suite au livre est attendue. Elle porterait sur les conséquences de la prolifération.

Photo La Presse

Alexandre Debs

Photo tirée de l'internet

Nuclear Politics - The Strategic Causes of Proliferation, Alexandre Debs et Nuno P. Monteiro, Cambridge University Press, 648 pages