L'affaire a presque été présentée comme une déclaration de guerre: mardi, la Russie a revendiqué la souveraineté sur 1,2 million de kilomètres carrés en Arctique. Mais malgré les inquiétudes, les spécialistes estiment que le pays de Vladimir Poutine fait preuve de «retenue» dans ses visées. Et ils croient que la compétition pour les ressources qu'on décrit dans la région est largement exagérée.

Depuis l'annexion de la Crimée et les incursions russes en Ukraine, les ambitions territoriales de Vladimir Poutine sont scrutées avec appréhension par l'Occident. La Russie a déposé mardi devant les Nations unies une soumission qui détaille, selon elle, l'étendue de son plateau continental en Arctique. Mais cette fois, il semble que l'inquiétude soit exagérée.

«La Russie suit les règles et montre une retenue considérable dans sa soumission. À mon avis, il s'agit d'une excellente nouvelle», dit Michael Byers, spécialiste de l'Arctique et professeur au département de sciences politiques à l'Université de la Colombie-Britannique.

Le spécialiste s'attendait à ce que la soumission de la Russie inclue la totalité de la dorsale de Lomonossov, une structure géologique de 1800 km que se disputent le Canada, le Danemark et la Russie. En décembre dernier, le Danemark a revendiqué l'ensemble de la dorsale. Or, à la surprise générale, la Russie a choisi de n'en revendiquer qu'une partie.

Kristin Bartenstein, experte en droit international de la mer à l'Université Laval, n'a pas examiné en détail la soumission de la Russie. Mais elle constate que le pays suit à la lettre le processus prévu par les Nations unies.

«La Russie ne respecte pas les règles internationales partout. Mais en Arctique, pour le moment, elle fait ça dans les règles. A priori, je ne vois rien d'inquiétant», a-t-elle dit à La Presse.

Selon elle, les politiciens et les médias montent parfois en épingle le processus juridique qui suit actuellement son cours en Arctique.

«On peut charger tout ça avec des questions identitaires, de souveraineté, de course, de compétition. Mais on peut aussi en faire une lecture très différente, jeter un regard beaucoup plus serein, et dire que le Canada, la Russie, le Danemark et la Norvège ne font que ce qui est prévu par la convention des Nations unies», dit-elle.

Présenter les enjeux comme une course aux ressources pétrolières et gazières, par exemple, est largement exagéré à ses yeux.

«On lit toutes sortes de choses mal informées, mais les données scientifiques nous disent que les parties du fond marin qui sont intéressantes en terme de ressources sont beaucoup plus proches du territoire terrestre, généralement à l'intérieur des 200 miles marins des côtes», dit-elle. Or, ces zones ne sont pas contestées.

Invité à commenter la soumission de la Russie, le ministère des Affaires étrangères du Canada a évité de faire des vagues.

«Tous les pays ayant des côtes sur l'océan Arctique, y compris la Russie, suivent le processus prescrit par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer», a fait savoir le Ministère par courriel, ajoutant que tous les pays «se sont engagés à une résolution ordonnée d'éventuels chevauchements du plateau continental».

La balle dans le camp du Canada

Les experts s'entendent pour dire que les principaux chevauchements de revendications dans l'Arctique surviendront entre la Russie, le Danemark et le Canada. Or, ce dernier est aujourd'hui le seul membre du trio à ne pas avoir présenté de soumission complète devant les Nations unies.

En 2013, les scientifiques canadiens étaient pourtant prêts à déposer leur soumission. Mais le premier ministre Stephen Harper avait personnellement demandé que les revendications canadiennes incluent le pôle Nord. Résultat: le Canada a décidé de ne soumettre que des données partielles aux Nations unies et lancé de nouveaux travaux scientifiques au pôle Nord. Deux brise-glaces canadiens s'y sont rendus l'été dernier, et ils y sont retournés cet été.

Selon Michael Byers, de l'Université de la Colombie-Britannique, ces travaux sont probablement vains dans la mesure où la science et les lois suggèrent que le pôle Nord pourrait être danois ou russe, mais pas canadien.

«C'est un exercice difficile, dispendieux, qui est réalisé avec de l'équipement qui n'est pas le plus adéquat et qui, selon moi, n'est peut-être pas nécessaire», dit-il.

Lorsque toutes les soumissions seront déposées, l'ONU en examinera les fondements scientifiques. Il est loin d'être impossible que la science montre que certaines régions, dont la fameuse dorsale Lomonossov, soient à la fois des extensions des plateaux continentaux du Canada, du Danemark et de la Russie. Dans ce cas, les pays devront négocier. Et selon Robert Huebert, expert de l'Arctique à l'Université de Calgary, le dilemme se posera alors de savoir quelle attitude adopter envers la Russie.

«Le contexte géopolitique est particulier, rappelle-t-il. La Russie a utilisé la force pour redessiner les frontières en Europe. Si on négocie avec elle au sujet de l'Arctique, c'est peut-être positif pour l'Arctique. Mais ça veut aussi dire qu'on normalise les relations avec un pays qu'on considère comme un agresseur.»