Depuis le début de l'année, une quinzaine de Tibétains se sont immolés par le feu pour protester contre l'occupation chinoise de leur pays. En Italie, un ouvrier et un homme d'affaires ont fait de même la semaine dernière pour attirer l'attention sur la crise économique. Le Printemps arabe a aussi commencé par un acte semblable, en Tunisie. Ce type de geste politique est-il plus fréquent qu'avant?

«Une personne en flammes est un symbole puissant», explique Foued Makhlouf, médecin légiste à l'Université Saint-Quentin, en banlieue de Paris, qui a publié l'an dernier une analyse de 29 cas et d'autres études dans la revue Legal Medicine. «C'est pour cette raison que l'auto-immolation a été utilisée comme outil politique.» Dans son livre Burning for Buddha, le sinologue ontarien James Benn explique que, contrairement à d'autres religions, le bouddhisme tolère le suicide s'il sert des idéaux, ce qui explique selon lui que des moines se soient immolés durant la guerre du Viêtnam, au Tibet et, par contagion, en Inde et au Sri Lanka. Cela dit, les auto-immolations politiques sont rares: seulement 5% des cas en Allemagne dans les années 90, selon une étude de 2001. «Souvent, les personnes qui le font n'ont pas de motif politique, mais elles sont par la suite considérées comme des victimes de problèmes sociopolitiques», dit le DrMakhlouf.

LA CONTRE-ATTAQUE CHINOISE

Devant la vague d'auto-immolations au Tibet, les autorités chinoises oscillent entre le silence et des accusations d'incitation au suicide contre le dalaï-lama.

La semaine dernière, selon AFP, de hauts fonctionnaires chinois qui se trouvaient à New Delhi pour un sommet des pays émergents ont déclaré que le dalaï-lama «glorifie des positions extrêmes», en réponse à des questions au sujet du Tibétain qui venait de s'immoler.

La revue Foreign Policy rapporte quant à elle que des avocats chinois qui ont signé une lettre ouverte dans laquelle ils déplorent les auto-immolations ont été persécutés par les autorités.

LA CULTURE DU SUICIDE PAR LE FEU

La majorité des cas d'immolation surviennent en Inde, au Pakistan et en Iran, selon Alireza Ahmadi, anesthésiste de l'Université de Kermanshah, dans l'ouest de l'Iran, qui a publié une dizaine d'études sur le sujet. En Iran, une quarantaine de personnes se suicident par le feu chaque année, selon le Dr Ahmadi.

En 2003, Médecins sans frontières (MSF) avait recensé 2300 cas depuis 20 ans, la majorité en Inde. En comparaison, une étude canado-britannique a fait état l'an dernier d'une quinzaine de cas par année en Angleterre, presque uniquement dans la communauté sud-asiatique.

En France, le Dr Makhlouf recense moins de deux cas par an. «Il faut tenir compte du phénomène quand on pense à des stratégies de prévention du suicide dans les communautés sud-asiatiques des pays occidentaux», explique l'auteur de l'étude canado-américaine, Kwame McKenzie, psychiatre à l'Université de Toronto.

PLUS DE FEMMES

Alors que, en général, les méthodes de suicide aussi violentes sont choisies par des hommes, l'immolation par le feu est traditionnellement une affaire de femmes. «C'est souvent le seul moyen qu'ont les femmes pour se sortir d'une situation impossible, comme un mauvais mariage, explique le DrMakhlouf. Seuls les cas vraiment politiques sont presque exclusivement masculins.»

L'étude publiée en 2003 par MSF évoque, pour l'Inde, beaucoup de cas de «torture par la belle-famille». Plusieurs études ont avancé que la tradition indienne de la sati (qui veut qu'une veuve se jette dans le bûcher avec le cadavre de son mari) a donné une certaine noblesse à l'acte.

En Occident, le geste est plus souvent masculin, mais les femmes sud-asiatiques tendent tout de même plus que les autres à choisir l'auto-immolation, selon le Dr McKenzie.

UNE DESTRUCTION COMPLÈTE

L'immolation par le feu se distingue des autres méthodes de suicide par sa violence: les victimes souffrent atrocement et meurent souvent d'asphyxie plutôt que de brûlures proprement dites. Quand elles survivent, les séquelles sont énormes. «Certains pensent qu'il y a une volonté de disparaître - non seulement de mourir, mais d'effacer toute trace de sa propre existence», indique le Dr Makhlouf. L'alcool et les drogues sont plus rarement en cause que dans d'autres méthodes de suicide, et seulement 40% des victimes avaient des antécédents psychiatriques, alors que c'est le cas de presque 100% des autres méthodes de suicide, selon le Dr Makhlouf.

Des études ont fait un parallèle avec la pratique catholique de brûler vivants les hérétiques, pendant l'Inquisition, qui visait à rendre impossible la résurrection du condamné.

2300

personnes se sont immolées par le feu depuis 20 ans.

40%

des victimes avaient des antécédents psychiatriques.

L'immolation par le feu est traditionnellement une affaire de femmes.