Une dizaine d'hommes agenouillés. Tous portent un habit orange, des lunettes noircies, une muselière et des cache-oreilles. Des chiens en laisse les regardent d'un oeil mauvais.

«C'est une des premières photos qui a circulé sur Guantánamo. Elle servait à faire peur. Et ç'a réussi. J'étais terrorisé quand on m'a dit que je serais envoyé là-bas», raconte Moazzam Begg, ancien détenu de la base militaire américaine de Cuba, joint par téléphone.

Le 25 janvier, cela fera sept ans que M. Begg, un ressortissant britannique, a été libéré de «Gitmo», où il a été détenu pendant deux ans. Un de ses voisins de cellule a été le jeune canadien Omar Khadr. En novembre dernier, M. Begg a reçu une compensation du gouvernement de la Grande-Bretagne pour le rôle que les autorités de son pays ont joué dans son arrestation et sa détention, qui n'ont jamais mené à procès.

Mais l'ex-détenu n'a jamais tourné la page. Fondateur de l'organisation Cage Prisoners, le Londonien s'est lancé en croisade contre Guantánamo et les détentions arbitraires. Il est en contact avec une centaine d'anciens détenus. «Guantánamo, c'est 10 ans de vies gâchées», grommelle-t-il.

C'est sans compter les171 hommes qui sont toujours en détention à Cuba. Seulement six d'entre eux ont eu un procès et purgent leur peine à Guantánamo ou ailleurs. En outre, 48 hommes ont appris récemment qu'ils resteraient indéfiniment en détention sans avoir de procès. «C'est le comble du ridicule. Que vont-ils faire avec ces gens? Les tuer? Je me demande parfois si nous ne vivons pas au Moyen-Âge», lance Moazzam Begg, outré.

Celui qui a connu les heures les plus noires de Guantánamo admet cependant que les choses se sont améliorées depuis. «Les détenus peuvent parler à leur famille une fois de temps en temps. La nourriture est meilleure. Il y a plus d'activités de groupe, mais les conditions de détention sont néanmoins parmi les plus difficiles du monde.»

Principal rapporteur d'Amnistie internationale sur la prison de Guantánamo, Robert Freer note lui aussi quelques progrès: «Barack Obama a mis fin à la torture. Il a fermé les centres de détention secrets de la CIA, mais ce n'est pas assez. Ceux qui ont pratiqué la torture n'ont pas eu à répondre de leurs actes.» M. Freer ne cache pas sa déception de voir la prison de Guantánamo toujours en activité malgré les campagnes répétées de son organisme. Obama a promis de la fermer en janvier 2009, mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

Le problème, c'est que les États-Unis - sous quelque administration que ce soit - refusent de voir Guantánamo comme une question de droits de la personne. Tout le monde a adhéré à la rhétorique de la guerre mondiale contre le terrorisme, dans laquelle les droits de l'homme et la justice criminelle n'existent pas. Depuis longtemps, les États-Unis ont de la difficulté à s'imposer à eux-mêmes les normes en matière de droits de l'homme qu'ils voudraient voir les autres appliquer. Les gens croyaient que Guantánamo était une lubie des faucons de Bush, mais ce n'est pas le cas. Ça s'inscrit dans la tradition américaine.»

Et M. Freer craint que ce soit le cas pendant encore de longues années.

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Guantánamo en chiffres

779 - Selon les autorités américaines, c'est le nombre d'hommes qui ont été détenus à Guantánamo depuis 10 ans. Un seul avait la citoyenneté américaine. Dès que son identité a été confirmée, il a été transféré.

171 - Le nombre d'hommes toujours détenus à Guantánamo.

0 - Le nombre de femmes détenues à Guantánamo depuis 10 ans.

48 - Le nombre de détenus que le gouvernement américain refuse de relâcher tout en admettant ne pas vouloir leur intenter de procès.

8 - Le nombre de prisonniers de Guantánamo morts en détention. Six se sont suicidés.

6 - Le nombre de détenus qui ont été condamnés par les commissions militaires de Guantánamo.

1 - Un seul détenu a été transféré aux États-Unis pour y avoir un procès.

12 - Le nombre de jeunes hommes de moins de 18 ans qui ont été incarcérés à Guantánamo.

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Le prisonnier canadien

Depuis le mois de novembre, le seul citoyen canadien et unique ressortissant occidental qui se trouve à Guantánamo, Omar Khadr, est admissible à un retour au pays. Cependant, le gouvernement Harper persiste à dire que cela ne se fera pas avant au moins un an et que ce n'est pas garanti. Résultat: aujourd'hui âgé de 25 ans, Omar Khadr est toujours le plus jeune détenu de Guantánamo. Il n'avait que 15 ans lorsqu'il y est arrivé. En 2002, les soldats américains l'ont capturé en Afghanistan, où il se trouvait avec son père, proche d'Oussama ben Laden. En 2010, Omar Khadr a plaidé coupable à cinq chefs d'accusation, dont une de meurtre, en échange de la promesse qu'il pourrait rentrer au Canada.

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Guantánamo, la petite histoire

C'est le 11 janvier 2002 que les premiers prisonniers de la «guerre au terrorisme» sont arrivés au centre de détention de Guantanamo Bay, à Cuba. Vite devenue le symbole de la dérive des États-Unis en matière de droits de l'homme au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la base militaire américaine n'a pas toujours été une prison. Les autorités américaines ont acheté ces terres dans le sud-est de Cuba en 1903 et en ont fait une base stratégique et logistique. La base a notamment été au coeur des opérations contre le trafic de drogue dans les Caraïbes. Dans les années 90, la base a aussi accueilli 34 000 réfugiés haïtiens qui fuyaient la dictature de Duvalier. En janvier 2009, Barack Obama a signé trois décrets qui ordonnaient la fermeture du centre de détention de Guantanamo Bay dans l'année, mais son ordre est resté lettre morte. L'administration américaine ne prévoit pas pour le moment fermer les portes de sa prison la plus controversée.

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Guantánamo... à Montréal

Pour marquer le 10e anniversaire de Guantánamo, 27 artistes et personnalités publiques prendront la parole à Montréal. Le cinéaste Philippe Falardeau, la politicienne Françoise David, la comédienne Fanny Mallette, le chanteur et acteur Sébastien Ricard ainsi que beaucoup d'autres se relaieront pendant 10 heures pour parler de liberté. La manifestation, organisée par Amnistie internationale, aura lieu le 12 janvier, de 10 h à 20 h, à l'espace culturel Georges-Émile-Lapalme de la Place des Arts.