En 2006, 20 ans après la catastrophe de Tchernobyl, des milliers de victimes se plaignaient toujours d'avoir été ostracisées par leurs pays. Notre journaliste était alors allée à leur rencontre. Cinq ans plus tard, elle puise à nouveau dans ses carnets pour nous relater ce qu'ils lui avaient confié à ce sujet.

Olena avait été abandonnée par sa grande mère terrorisée. Viktor, avec sa tête chauve, faisait fuir les clients dès qu'il entrait dans une boutique. Nadezhda ne trouvait plus personne chez qui faire des ménages.

Quand nous sommes allés à la rencontre des rescapés de Tchernobyl, en Ukraine et en Russie, l'abandon dont ils avaient été victimes leur faisait toujours aussi mal. Plus mal, parfois, que les ravages directement causés par les radiations.

Lorsque la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé, Olena Mokhnyk avait 8 ans. Forcés de fuir une ville soudain couverte de poussière radioactive, ses parents l'ont envoyée chez sa grand-mère, à 540 km du réacteur en flammes.

«Mais ma grand-mère a eu peur, alors elle m'a abandonnée à l'hôpital avec mes cousins», nous a raconté l'attachée politique ukrainienne lorsque nous l'avons retrouvée à Kiev.

Les médecins qui les ont lavés portaient un scaphandre, nous a précisé la jeune femme. «Ils ont fini par nous raser la tête et par nous envoyer dans un camp spécial. C'est alors que nous sommes officiellement devenus des «hérissons de Tchernobyl».»

Dans la capitale, où Olena a rejoint ses parents un an et demi plus tard, plusieurs écoles refusaient toujours les rescapés.

À 81 ans, Maria Shaparenko a des souvenirs tout aussi douloureux. Même si la zone voisine du réacteur est encore condamnée, elle est revenue vivre au milieu d'un tas de ruines. «Les gens près de Kiev voulaient tout nous interdire, comme si on avait la peste, nous a-t-elle dit en 2006. On ne pouvait même pas boire l'eau de leur puits. Leur eau sale qui moussait.»

Une réaction malheureusement courante. «Deux ans après l'accident, j'étais encore totalement chauve. Quand j'entrais dans un magasin, les gens sortaient aussitôt, comme si je portais malheur», nous a en effet relaté le Moscovite Viktor Birkoun, qui a miraculeusement survécu au syndrome d'irradiation aiguë.

Comme tous les grands irradiés, ce pompier a longtemps terrorisé ses compatriotes, même s'il s'est sacrifié pour eux. «À l'hôpital, nos lettres étaient détruites tellement elles étaient radioactives. Ils ont même construit des canalisations de toilettes spéciales pour nous! Si j'utilisais une chaise, plus personne ne voulait s'y asseoir...»

Vingt ans plus tard, la peur ne s'est pas complètement estompée, en Ukraine comme en Russie. «Les gens ne veulent plus acheter nos récoltes par crainte qu'elles soient contaminées. Je ne peux même plus faire des ménages! Les industries et les gens instruits ont fui la contamination. Tous nous ont oubliés», se désolait Nadezhda Kosenchouk dans un taudis du village de Zorin, à quelques kilomètres de la zone interdite.

L'oubli. C'est ce dont se plaignait le plus la grande majorité des 600 000 hommes ayant bravé pendant quatre ans les radiations pour gérer l'après-catastrophe. Leurs chefs avaient obtenu de fortes indemnités. Eux avaient été parqués dans les HLM d'une banlieue de Kiev, avant d'être désertés par leurs femmes qui ne voulaient pas vieillir avec un invalide.

Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le taux de suicide a quadruplé chez tous ces hommes, seuls et traumatisés. Plusieurs se sont tiré une balle dans la tête, se sont pendus ou immolés. «Le déracinement a souvent fait plus mal que les radiations», nous a dit la biologiste et journaliste américaine Mary Mycio, dont le livre Wormwood Forest raconte comment la nature renaît dans la zone morte.

Pour elle, comme pour l'OMS, la plupart des décès et des maladies ont mille autres causes que la radioactivité: stress, tabac, alcoolisme, pauvreté... «La catastrophe a rendu les gens fatalistes, a-t-elle précisé. Ils boivent, fument. Rien d'étonnant à ce qu'ils tombent malades.»

«Nous sommes des mendiants! Personne ne veut nous employer parce que notre santé est fragile. Nous leur faisons peur», nous a dit Valentina Gorshkova tandis qu'un voisin ivre peinait à ouvrir sa porte. «C'est plein d'alcooliques ici, a-t-elle commenté. C'est la seule façon de rester en vie...»

Même à Kiev, en 2006, certains parents dissuadaient encore leurs enfants de fonder une famille avec des évacués. «La vieille génération pense que nous sommes infertiles ou accoucherons de bébés difformes, s'est souvent désolé Olena Mokhnyk. Mais heureusement, mon copain s'en moque en disant que je brille dans le noir.»