Texte publié le 23 avril 2006- Depuis 20 ans, les experts de Tchernobyl se livrent une guerre d'études. Un vrai bombardement de rapports tous plus contradictoires les uns que les autres. À l'Ouest, les scientifiques concluent: plus de peur que de mal. Sur place, les médecins jurent que leurs malades n'ont rien d'imaginaire.

Taisia Pronikova traîne dans son sac à main une infinie tristesse. Sur son recueil de photocopies pâlottes sourient 250 hommes qui ne sont plus. Morts de crises cardiaques imprévisibles. D'ulcères atroces. De cancers fulgurants...

Ingénieur, le mari de la sexagénaire a travaillé dans le tunnel creusé d'urgence sous le réacteur éventré. «Un an plus tard, à 45 ans, Vladimir faisait une première crise cardiaque; ses doigts ne pouvaient plus bouger. Bientôt, je l'ai perdu pour de bon», raconte la Moscovite.

Immortalisé dans le même ouvrage, le mari de Valentina Silayeva, 78 ans, a arpenté les environs du réacteur pour déterminer comment le recouvrir. De retour dans leur datcha de campagne, le fervent chasseur s'est mis à égrainer les journées, affalé sur un divan. L'automne suivant, sa peau a jauni et les médecins lui ont charcuté l'intestin.

Dans son petit appartement de Chtalovskii, à quelques dizaines de kilomètres de Moscou, sa veuve pleure encore en racontant sa mort. «À la fin, ses bras ont tordu tellement ses muscles avaient raccourci. Il fallait que je les redresse pour le soulager.»

«Juste avant de partir, il a ouvert les yeux. Il ne pouvait plus parler, mais j'ai cru entendre un bruit. C'était lui qui voulait me chanter une dernière chanson.»

En Ukraine, en Russie, en Biélorussie, partout, le nom de Tchernobyl fait ressurgir les larmes d'un cortège d'épouses en deuil. Sans parler des orphelins. Ni des invalides et des malades chroniques, qui dépensent leur maigre salaire en pilules de toutes les couleurs.

Pour l'Organisation mondiale de la santé, pourtant, ces gens n'existent pas. Près de 20 ans après l'accident, le rapport 2005 du «Forum Tchernobyl» a créé une onde de choc. Seule une trentaine d'hommes sont morts de radiation aiguë ou dans l'explosion, dit-il. Et seulement 9000 autres mourront éventuellement d'un cancer dû aux radiations.

Les autres décès, les autres maladies ont mille autres causes: stress, tabac, alcoolisme, pauvreté... «Le rapport dit vrai, croit la biologiste et journaliste américaine Mary Mycio, auteur d'un livre sur la zone morte, Wormwood Forest. La catastrophe a rendu les gens fatalistes. Ils boivent, fument, ne surveillent pas leur pression. Rien d'étonnant à ce qu'ils tombent malades.»

À l'Ouest, le même accident n'aurait jamais eu un impact aussi dévastateur, estiment ainsi les chercheurs, qui se méfient bien davantage des pesticides et des produits chimiques.

Des enfants changés

Pompier miraculé, Anatoliy Osipenko, 49 ans, s'indigne dans sa maison d'Ivankiv, aux portes de la zone morte ukrainienne. «Les médecins pensent tout savoir mais ils ont encore bien des choses à apprendre. J'ai survécu, mais je combats encore la fièvre plusieurs mois par année. L'autre jour, ils étaient convaincus que je trempais mon thermomètre dans le thé!

Mais l'infirmière postée dans ma chambre a bien vu qui avait raison. Les scientifiques ne savent pas tout...»

En Biélorussie, c'est la population entière qui défie la science. «Tout le monde se plaint d'avoir mal à la tête, aux os, à l'estomac», énumère la Montréalaise Élena Zakrevskaia, dont la famille habite encore un village voisin de Gomel.

«Ma nièce de 10 ans ne peut même plus jouer du violon. Elle ne peut rester debout longtemps. Elle ne peut pas courir, ni se promener à bicyclette. Ce n'est plus une enfant.»

Les premières années, quand la poussière radioactive s'infiltrait encore partout et qu'il fallait craindre le vent, les instituteurs devaient interdire certains recoins des écoles. Aujourd'hui, ils sont forcés d'écourter leurs cours, constate le sociologue français Guillaume Grandazzi, expert de la zone et auteur du livre Les Silences de Tchernobyl. «Les enfants n'arrivent pas à être attentifs. Ils s'évanouissent», dit-il.

De l'autre côté de la frontière, à Toporysche (une centaine de kilomètres au nord-ouest de Kiev), l'histoire se répète. «Les enfants d'aujourd'hui ne sont pas pareils, résume Nina Stepanyuk, qui enseigne l'ukrainien depuis 33 ans. Dans ma classe de 23 élèves, 18 ont une maladie quelconque. Ils sont faibles, nerveux, pâles. Ils saignent du nez. Ils somnolent. Ils ont une mauvaise mémoire et sont incapables de se concentrer.»

Guerre mondiale

Submergés, les scientifiques locaux luttent pour comprendre. L'un d'eux, Youri Bandajevski, a été emprisonné pour avoir voulu prouver que les radiations causent l'arythmie cardiaque chez des centaines d'enfants. Un autre, Vassili Nesterenko, a été victime de deux attentats.

Limogé par son gouvernement- pour lequel tout est normal-, ce dernier a conçu des fauteuils munis de capteurs afin de mesurer les radiations logées dans le corps. Au-delà de 10 becquerels par kilo, il croit les enfants à risque. Or, 90 % de ses 210 000 cobayes avaient accumulé au moins 20 becquerels par kilo. Parfois même, plusieurs centaines.

Dans ses six labos ambulants, utilisés pour dépister les cancers de la thyroïde (100 fois plus fréquents que jadis), la Croix-Rouge mesure des taux similaires. «Les bébés naissent plus faibles et sont plus souvent opérés», assure par ailleurs le médecin en chef Vladimir Sert.

Pour Guillaume Grandazzi, les scientifiques internationaux ne doivent plus tenir pour acquis que les faibles doses ne changent rien. «Il faut tout revoir, complètement, dit-il. Le manque de preuves n'est pas une excuse: on ne s'est pas donné les moyens. On a délibérément refusé cet apprentissage pour des raisons économiques et idéologiques. Après 20 ans, ni la communauté scientifique ni l'humanité en général n'a encore tiré les leçons de cette catastrophe.»

En attendant, le sociologue s'indigne. «Il y a un écart si hallucinant entre les rapports de ces experts internationaux et la réalité qui crève les yeux sur le terrain. On est rarement allé aussi loin dans le négationnisme... Peut-on vraiment considérer que des millions de personnes mentent?»

«C'est presque un crime contre l'humanité. Plus on sera dans le déni des conséquences, plus il y aura des maladies, parce que les gens ne se protégeront pas... »

Opéré à la tête, sans cesse hospitalisé, le Russe Valentin Koukliev ironise. Après l'accident, l'ingénieur sexagénaire a vu comment Moscou exposait ses travailleurs sans les protéger. Il a entendu l'Ouest s'indigner. Aujourd'hui, dit-il, la censure vient des deux côtés de l'océan.

«Le rapport de l'ONU est le document le plus cynique que j'aie lu de ma vie, dit-il. Qu'on offre donc à ces chercheurs de belles villas dans la zone. Qu'on leur donne des contrats extraordinaires et des congés d'impôts. Qu'on leur vende le cadre idyllique, les beautés de la nature... On verra bien s'ils ont envie d'y vivre...»