Texte publié le 23 avril 2006- Après l'explosion de Tchernobyl, le lait a empoisonné des centaines d'enfants, qui ont tous développé un cancer de la thyroïde. Vingt ans plus tard, manger reste dangereux. Mais les scientifiques s'ingénient à minimiser les risques.

L'ingénieur moscovite Nikolai Gouziev n'oubliera jamais le jour où il a vu un cheval équipé d'une couverture et d'un masque à gaz, au lendemain de l'explosion de Tchernobyl. Ni ce fermier qui retirait le masque à sa bête chaque fois qu'il l'amenait brouter au champ.

«Cet homme pensait la protéger. Il ne comprenait pas que c'était de l'herbe empoisonnée, couverte de poussière radioactive!»

Au fil des ans, toutefois, les victimes de Tchernobyl ont compris le danger: en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, 80 % de la contamination actuelle vient de l'alimentation. Car même si l'iode radioactif a disparu très vite et si l'aiguille des dosimètres s'affole beaucoup moins, le césium 137 (une autre substance radioactive) a pénétré le sol et continue de distiller son poison.

Impropres à l'agriculture, certains champs produisent encore des fruits et des légumes contaminés. Dans les forêts- où les baies et les champignons poussent au ras du sol-, la contamination est particulièrement forte. Et elle continuera «pour plusieurs décennies», précise l'Organisation mondiale de la santé.

Les gens savent que manger est dangereux. Mais ils n'ont pas d'argent. «Le pays est pauvre. Pour survivre, il leur faut cultiver leur potager. Imaginez: comment peuvent-ils admettre que ce qui vient de leur terre est moins bon que les conserves industrielles ou les aliments chimiques?» interroge le sociologue français Guillaume Grandazzi, qui s'est rendu plusieurs fois sur place.

Les paysans engrangent une partie des récoltes et des cueillettes pour l'hiver. Les champignons marinent dans le vinaigre. Les baies sont transformées en confitures. Les pommes de terre attendent dans les caveaux. Et bien des cuisinières omettent de faire tremper la viande dans l'eau salée et de la faire bouillir deux fois dans des eaux différentes avant de la servir.

Preuve que les précautions ne sont pas suivies: le corps des villageois émet une quantité anormale de radiations. Les enfants continuent d'aller se rétablir à l'étranger. «Mais dès qu'ils reviennent, le taux remonte. Ici, ils consomment les radiations plus vite qu'ils ne peuvent les éliminer», précise le médecin Alexander Bogdan, directeur de la Croix-Rouge dans la région ukrainienne de Jitomir, à l'ouest de Kiev.

Au fil des ans, les experts ont développé mille méthodes pour minimiser les dégâts. Engrais spéciaux qui bloquent la radioactivité (calcium, potassium). Variétés de légumes et de céréales qui absorbent moins les radionucléides. Vaches purgées pendant six mois...

Mais encore une fois, ces précautions coûtent cher. Pour économiser, on mélange apparemment le lait contaminé à du lait propre. Exactement comme les autorités soviétiques avaient éparpillé la viande radioactive aux quatre coins de l'empire, il y a 20 ans, pour répartir les risques.

Arbres de Noël radioactifs

Ailleurs, les produits des territoires contaminés sont formellement interdits. Mais cela n'empêche pas leurs habitants de les vendre en douce. En 2002, la police russe a même saisi des arbres de Noël radioactifs, coupés en Ukraine. Tous les ans, les marchés de Moscou font aussi détruire des arrivages d'aliments. Plus de 800kg l'an dernier, selon Radon, l'agence gouvernementale responsable de l'enfouissement des déchets nucléaires.

Chaque semaine, les inspecteurs du ministère de l'Agriculture mesurent les radiations émanant des cageots. «C'est essentiel, commente la vétérinaire Svetlana Osipova. Les radiations sont le pire poison du monde: elles n'ont pas de goût, pas d'odeur, pas de couleur. Pour les gens, elles sont indétectables, contrairement aux bactéries qui nous font tout de suite réagir.»

Prudents, certains Moscovites apportent parfois aux laboratoires les produits de leur jardin ou les bocaux achetés aux babouchkas de la rue. Alexander Ginter s'est même muni, comme plusieurs milliers de gens, d'un dosimètre personnel. «Mais la Russie commence à avoir des problèmes plus pressants», dit ce chauffeur privé.

Comme lui, le directeur de Radon, Oleg Polskii, hausse les épaules. «Le problème de la nourriture irradiée est minime. Il y en a trop peu. Comparativement aux autres mauvaises habitudes de la population, elle ne cause même pas 0,1 % des dommages à la santé.»

Dans les territoires contaminés, les gens ont du mal à suivre. Comme en atteste cette blague rapportée dans La Supplication, roman-choc de l'écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch: «Est-ce qu'on peut manger des pommes de Tchernobyl? Bien sûr qu'on le peut, mais il faut enterrer profondément les trognons.»