Le massacre de la place Tiananmen n'aurait probablement pas eu lieu si les dirigeants chinois réformistes n'avaient pas précipité le passage à une économie de marché. L'inflation galopante et une panique bancaire ont provoqué des manifestations monstres, qui ont nourri le courage des étudiants pro-démocratie. Face à ces troubles sociaux, le camp réformiste n'a pas su résister aux assauts des conservateurs, qui ont repris le contrôle du gouvernement chinois, réprimé les manifestants dans la violence, et annulé pendant trois ans les réformes de marché.

Telle est la thèse de Zhao Ziyang, qui était secrétaire général du Parti communiste chinois jusqu'en mai 1989. Mort en 2005, il a passé les 16 dernières années de sa vie emprisonné dans son domicile, parce qu'il s'opposait à l'intervention de l'armée à Tiananmen. Sa famille vient de faire publier en anglais ses mémoires enregistrées en secret, sur des cassettes audio cachées parmi les jouets de ses petits-enfants. Le livre, Prisoner of the State, jette une lumière prosaïque sur ce terrible événement.

 

L'un des premiers dirigeants à arborer presque systématiquement le complet-cravate à l'occidentale, M. Zhao fait en quelque sorte son mea-culpa, en plus de régler ses comptes. En gros, il admet deux fautes, l'une économique, l'autre politique.

Les erreurs économiques sont à la base de l'escalade qui a mené à Tiananmen.

M. Zhao admet qu'il aurait dû être plus prudent dans les réformes de marché, pour éviter d'angoisser la population. Il pense qu'obliger les banques à verser des taux d'intérêt plus élevés aux épargnants aurait augmenté leur capital, et donc limité les peurs de banqueroute. Pour limiter l'inflation, il préconise rétrospectivement un programme de vente des logements sociaux, ce qui aurait diminué l'argent en circulation, et une limitation du programme d'infrastructures, qui aurait diminué la pression sur les prix des matières premières.

Arrivé au sommet après une série de postes prestigieux en région, son pouvoir dépendait totalement du dirigeant suprême Deng Xiaoping, ce qui le rendait vulnérable aux attaques de la vieille garde communiste, laquelle était hostile aux réformes économiques de Deng et de son bras droit Zhao. Ce manque d'appuis politiques l'a empêché de gagner le bras de fer sur Tiananmen.

En 1987, un autre dirigeant réformiste recruté par Deng, Hu Yaobang, avait été évincé du pouvoir à cause de ses réformes économiques. Il est mort en avril 1989, en plein milieu des manifestations contre l'inflation. Comme Hu Yaobang avait aussi proposé des réformes démocratiques au sein du PCC, des étudiants ont voulu commémorer son décès en guise de protestation politique. Ils se sont mêlés aux centaines de milliers de manifestants économiques à Pékin, et la puissance du nombre les a enivrés, avance Prisoner of the State.

Zhao Ziyang ne craignait pas outre mesure les manifestants, convaincu que le ralentissement des réformes calmerait rapidement les inquiétudes populaires. Il n'a pas annulé un voyage prévu en Corée du Nord, décision funeste. Pendant son absence, un membre de la vieille garde, Li Peng, a commandé un rapport de la situation aux autorités municipales pékinoises. Le rapport était alarmiste, et Li Peng s'en est servi pour convaincre Deng Xiaoping qu'il fallait sévir. Deng s'est laissé convaincre, selon M. Zhao, parce qu'il avait les manifestations en horreur - son propre fils avait été tué durant la Révolution culturelle des années 60. Li Peng avait une dent contre Zhao Ziyang parce que ce dernier lui avait promis l'élection au Comité central du PCC, mais n'avait pas pu honorer sa promesse.

Défait, Zhao Ziyang s'est rendu sur la place Tiananmen à la mi-mai pour convaincre les étudiants de cesser l'occupation de leur propre gré. Il leur a dit que la grève de la faim que plusieurs menaient alors finirait mal, une allusion voilée à la possibilité d'une intervention militaire. Les étudiants ne l'ont pas écouté.