La répression de la place Tiananmen a englouti des centaines de vies et en a transformé des milliers d'autres. Vingt ans après la fin abrupte du mouvement prodémocratique chinois, deux anciens manifestants et leur fille se souviennent de l'événement qui a tout changé, pour eux comme pour leur pays.

En chinois, son nom signifie «paix paradisiaque». Mais Tian An sait bien que ce n'est pas pour une raison poétique que ses parents l'ont nommée ainsi. «À l'école secondaire, tout le monde m'appelait Place Tiananmen», dit, au bout du fil en riant, l'étudiante de 19 ans.

 

Ses petits partenaires de classe avaient visé juste. Journalistes à l'époque, son père, Qingquan He, et sa mère, Bin Bin Chang, ont manifesté pendant des mois en 1989 sur la plus grande place du monde auprès de centaines de milliers de jeunes Chinois de leur âge qui réclamaient des réformes démocratiques. Leur fille est née en mars 1990, soit exactement neuf mois après l'intervention de l'armée pour disperser les protestataires.

«Tian An a été conçue pendant les événements de Tiananmen. C'est un moment très spécial de nos vies et nous voulions nous en souvenir», raconte Qingquan He, joint à Pékin.

«Violence inimaginable»

Homme d'affaires couronné de succès, M. He est l'incarnation même de la Chine d'aujourd'hui. Mais il ne cache pas qu'il y a eu des monts et des vaux entre la répression sanglante qui a eu lieu dans la nuit du 3 au 4 juin et sa vie actuelle.

Cette nuit-là, les jeunes mariés étaient dans les rues de Pékin et ont assisté à l'horreur: les chars d'assaut, les blessés jonchant le sol, la peur d'y laisser leur peau. «La violence a atteint un sommet inimaginable», s'exclame Bin Bin Chang.

Les deux journalistes n'ont pas été blessés, mais ils ne s'en sont pas sortis indemnes pour autant. Leur soutien au mouvement étudiant ainsi qu'une entrevue qu'ils ont accordée à la journaliste Alexandra Szacka, qui couvrait les événements pour Télé-Québec (appelé Radio-Québec à l'époque), les a mis dans le pétrin auprès des autorités.

La journaliste québécoise, qui s'était liée d'amitié avec le couple, a aidé Mme Chang à obtenir un visa pour le Canada et l'a hébergée pendant sa grossesse. Resté derrière, Qingquan He a perdu son emploi dans le quotidien anglais de Pékin. Heureusement, il a pu rejoindre sa femme à Montréal quelques semaines avant l'arrivée au monde de Tian An.

Vingt ans moins neuf mois plus tard, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de la famille sino-canadienne. Tian An étudie aujourd'hui les communications à l'Université York et se fait appeler «Annie An». Avant d'entreprendre ses études universitaires, elle a vécu 10 ans en Chine.

Ses parents, divorcés depuis 1997, ont refait leur vie. Si son père vit aujourd'hui à Pékin, sa mère, elle, est ingénieure en informatique à Vancouver. Tous les deux avouent qu'ils repensent quotidiennement à Tiananmen. «Que se serait-il passé si nous avions réussi à renverser le régime communiste? La Chine se serait-elle désintégrée? Y aurait-il eu une guerre civile? On a vu ce qui s'est passé en Union soviétique», se demande Qingquan He. «Même si ce mouvement a échoué, la manière de penser des Chinois n'a plus jamais été la même. Et les choses se sont améliorées en Chine depuis», remarque pour sa part Mme Chang. Elle se désole cependant de voir que la génération de sa fille s'intéresse plus à la consommation qu'à la politique.

Et que dit Tian An de tout ça? Celle qui a aujourd'hui l'âge des manifestants de 1989 est-elle fière du combat qu'ont mené ses parents? Au bout du fil, la jeune femme esquive la question. «J'aimerais savoir ce qu'il s'est vraiment passé à la place Tiananmen. Les médias occidentaux ne sont pas objectifs à l'endroit de la Chine. Je pense que la démocratie n'y fonctionnerait pas. Il y a trop de gens, comme mes cousins de la campagne, qui ne sont pas assez instruits pour faire des choix judicieux». Autres temps, autres discours.