C'est l'histoire de deux fillettes dont les vies opposées illustrent l'impuissance tragique dans laquelle sont enfermées de nombreuses Afghanes. C'est une histoire qui montre aussi l'espoir que beaucoup d'entre elles placent dans un système d'éducation naissant.

La première s'appelle Najia et a 11 ans. Pleine d'enthousiasme, pendant un cours en plein air, elle parle de sa vie, raconte sa passion pour les mathématiques et décrit ses rêves d'avenir.

L'autre a également 11 ans. Son nom est Sher. Forcée d'épouser un ami de son père, elle n'a jamais vu l'intérieur d'une salle de classe. Et elle a perdu le goût de vivre avant même d'atteindre l'adolescence, comme en témoigne une photo d'hôpital plutôt morbide.

Ce cliché sonne comme un rappel solennel sur la façon dont, souvent, l'enfance se termine pour les petites filles en Afghanistan.

À 11 ans, on les considère souvent en âge de se marier. Les parents récupèrent la somme rondelette de 10 000 $ versée en dot par le prétendant. La pré-adolescente est ensuite envoyée chez son mari pour devenir femme d'intérieur et commencer à élever une famille.

L'an dernier, selon des sources officielles de la province, 60 jeunes filles de Kandahar ont essayé d'échapper à leur destin en se suicidant. Comme Sher, beaucoup d'entre elles ont abouti au service des grands brûlés de l'hôpital après s'être aspergées d'essence avant d'y mettre le feu.

Et puis, il y a aussi des petites filles comme Najia. Avec son foulard rouge vif, cette enfant aux yeux pétillants a une vision très différente de l'avenir.

«Je veux devenir médecin, raconte la prolixe fillette. Je veux aider mon pays en aidant les gens qui sont malades. Mes parents m'ont dit: 'Va à l'école. De notre temps, il n'y avait pas de système d'éducation. Surtout à l'époque des talibans, on ne pouvait pas aller à l'école. Alors profites-en'.»

Sept ans après la chute des talibans, cette enfant très expressive qui dissimule sa bouche pour étouffer de fréquents éclats de rire demeure une exception dans ce pays. Moins du tiers des enfants afghans vont à l'école, et ce taux est encore plus bas dans la province de Kandahar.

Les jeunes filles ne représentent que 17 pour cent des écoliers de la province, et le taux global d'alphabétisation des femmes semble provenir d'un autre âge: pas plus de 5 pour cent des Afghanes savent lire.

Mais si le gouvernement canadien et les donateurs internationaux poursuivent leur travail, il y aura peut-être d'autres petites Najia en Afghanistan. Le programme d'éducation du Canada pour ce pays atteint 90 millions $, dont 1,5 million $ pour des classes comme celles que fréquente Najia.

Elle va bientôt terminer son troisième grade successif en seulement une année, dans le cadre d'un programme mis en place par l'organisme canadien Aide à l'enfance. Le but de ce programme consiste à ramener les enfants dans les salles de classe et à les aider à rattraper leur retard scolaire avant d'intégrer le secondaire.

Un coup d'oeil dans sa classe suffit à causer un choc culturel chez le visiteur nord-américain. Dans cette simple cour située derrière une maison en briques de terre, pas de regards vides ou blasés, de bâillements d'ennui ou de bavardages.

Sur le tapis qui recouvre le sol, on ne se bouscule pas pour se cacher au fond de la classe. Au contraire, les écoliers, âgés de 7 à 12 ans, attendent désespérément d'être appelés au tableau. Ils réclament tous l'attention de l'instituteur et lorsque ce dernier demande un volontaire, une forêt de petits doigts et de petites mains se lèvent en s'agitant vers le ciel.

Lorsqu'ils entendent leur nom, ils se précipitent au tableau pour épeler des mots, décliner des tables de multiplications ou énumérer des faits avec la même vivacité que pour traverser la salle de classe.

Avant de répondre à l'instituteur, ils commencent toujours par remercier Dieu: « Au nom d'Allah le bienfaisant, le miséricordieux, cinq fois cinq font 25».

Mais la plupart des Afghanes ne vivront jamais cela. À Kandahar, seulement 2000 écoliers participent à ces cours accélérés gratuits. Le gouvernement du Canada a cependant débloqué 1,5 million $ pour aider l'organisme Aider les enfants à doubler le nombre des classes d'ici l'année prochaine.

Il existe aussi des projets pour les Afghanes adultes qui n'ont jamais fréquenté l'école. Plus de 12 000 adultes, la plupart des femmes, participent à un programme dirigé par les Nations unies qui enseigne les bases de l'écriture et de la lecture, des mathématiques et de l'alimentation.

Afin de vaincre le scepticisme de leur mari et obtenir leur autorisation, on donne aux familles de la farine et de l'huile si elles acceptent de laisser les femmes assister aux cours. Selon une employée du gouvernement canadien, la taille de ce programme a doublé par rapport à l'an dernier.

Beaucoup se montrent méfiants de l'éducation occidentale et séculière, affirme-t-elle, mais tous ceux qui sont passés par ce programme sont émerveillés par ce que savoir lire permet d'accomplir. Lorsqu'elles ont appris à lire les factures et à compter la monnaie, les femmes ont soudain pris conscience qu'on les avait toujours roulées.

«Elles étaient fières et sûres d'elles, explique Sandra Choufani, une diplomate canadienne qui revient d'un voyage d'un an en Afghanistan. Elles étaient habituées à ne rien savoir de ce que les clients leur donnaient.»

Mais il y a encore des dizaines de milliers d'autres personnes qui ne sont pas convaincues. Plus on s'éloigne du centre de la ville de Kandahar, plus on a de chances de trouver des parents qui croient que les garçons doivent gagner de l'argent et que les filles doivent penser au mariage, et pas aux tables de multiplication.

Pour ceux-là, Sandra Choufani a une réponse toute prête. Chaque année, de nombreuses Afghanes meurent à cause de complications de grossesse. Même si elles ressentent des douleurs, elles refusent de se laisser toucher par un médecin de sexe masculin. Dans la culture du sud de l'Afghanistan, une femme n'a pas le droit de laisser un étranger lui toucher la main ou de voir son visage. Inutile, donc, de songer à se faire ausculter par un homme.

Dans les régions rurales, Sandra Choufani entend souvent les femmes se plaindre du manque de médecins de sexe féminin tout en refusant d'accorder de l'importance à l'éducation. Elles leur demande donc de faire le lien entre les deux faits.

«Elles disent: 'Non, nous ne voulons pas d'éducation', explique Sandra Choufani, Et en même temps, elles disent: 'Nous voulons des femmes médecins'. Elles n'ont pas pris conscience qu'il n'y a pas de médecins de sexe féminin parce que les femmes ne vont pas à l'école.»

L'argument a, semble-t-il, permis d'en gagner quelques-unes à la cause de l'enseignement. Une femme de la région propose en faveur de l'éducation un argument fondé sur le sexe.

Runa Tareen, responsable de la Condition féminine pour la province de Kandahar, prévoit elle aussi de marier ses trois filles dès qu'elles auront terminé leur neuvième année de scolarisation. «Elles seront aussi des mères. Elles pourront aussi éduquer leurs enfants», explique Mme Tareen. «Si elles peuvent donner une bonne éducation à leurs enfants, cela fera également d'elles de bonnes épouses.»

Elle estime que les garçons peuvent toujours trouver un travail manuel sans avoir d'éducation alors qu'une femme qui veut travailler a d'abord besoin d'aller à l'école.

Runa Tareen a sur elle la triste photo d'une petite fille qui n'a jamais eu cette chance. Sher Banu a été forcée de se marier à 11 ans. Elle s'est enfuie du domicile conjugal, ce qui lui a valu une peine de deux ans de prison.

Elle avait fait le voeu de ne jamais retourner vivre avec son «mari». Elle est morte a l'hôpital peu de temps après sa sortie de prison, le corps carbonisé par les brûlures qu'elle s'était infligées. Enroulé autour de son visage, il y avait un foulard rouge, un peu moins éclatant que celui de Najia.