Qui sont les journalistes qui écrivent les articles que vous lisez? Peut-on savoir à qui l'on a affaire quand on ouvre un journal?

La réponse, bien sûr, est non. Pour le meilleur et pour le pire, les lecteurs ne savent rien de la vie privée des journalistes. Et jamais cette réalité n'aura été si clairement mise en évidence que dans le récit publié dimanche dernier à la une du New York Times Magazine, qui a alimenté les blogues et les tribunes téléphoniques toute la semaine aux États-Unis.

Dans cet article, le chroniqueur David Carr décrit la vie d'un vendeur de drogue qui s'injecte de la cocaïne au lieu d'acheter des couches pour ses jumelles nouveau-nées.

L'homme est violent. Il a menti, volé, battu sa femme. Il a été souvent arrêté et jeté en prison. Il a suivi des cures de désintoxication, sans succès.

David Carr n'a pas eu à chercher bien loin pour trouver son sujet. C'est de lui qu'il parle.

Aujourd'hui âgé de 51 ans, M. Carr a passé une bonne partie de sa vie à courir de fix en fix, à mentir pour avoir sa dose. À tenter de dissimuler sa dépendance à ses amis et à ses employeurs.

À 30 ans, il a tout foutu en l'air pour n'avoir qu'une chose: être high le plus souvent possible. Il habitait alors près de Minneapolis, au Minnesota, dans une maison qu'il n'avait plus les moyens de chauffer. Lui et sa femme fumaient du crack jour et nuit. Puis elle est tombée enceinte.

Carr analyse froidement le parcours de sa vie d'avant. Dans son article, il le résume en deux phrases chocs: «Voici ce que je méritais: l'hépatite C, la prison fédérale, le sida, un banc de parc froid et une mort précoce. Voici ce que j'ai eu: une femme intelligente et jolie, trois enfants magnifiques, un emploi qui impressionne.»

Montrer la misère

Pourquoi David Carr, au-jourd'hui abstinent, a-t-il senti le besoin d'étaler ses erreurs sur la place publique?

«C'est une question que je me pose à chaque instant, écrit-il. Je me sens encore vulnérable par rapport à cette histoire. C'est peut-être une erreur d'en parler comme cela.»

Même une fois abstinentes, les personnes accro à l'alcool et aux drogues n'ont pas le recul nécessaire pour examiner leur vie, dit Carr. C'est pourquoi le journaliste est retourné sur les traces de son passé et a rencontré les gens qu'il a côtoyés il y a 20 ans.

Dans une entrevue, un ami d'enfance lui dit ceci: «Même si nous étions amis, même si je t'aimais beaucoup, je dois te dire que je ne parlais pas à mon ami à cette époque: je parlais à un fou. Tu étais une bête. J'avais peur.»

Carr se souvient d'une nuit froide, à Minneapolis. Ses deux jumelles étaient emmitouflées dans leurs sièges sur la banquette arrière de sa Chevrolet Nova rouillée. Il était au volant et conduisait comme un fou vers une piquerie où il espérait pouvoir s'injecter de la coke.

Sur place, il a été pris de remords. Emmener ses filles dans la piquerie était hors de question. Pouvait-il les laisser dormir dans l'auto? Sa voix intérieure lui a autorisé cet écart de conduite: je ne serai parti que quelques minutes, s'est-il dit.

«Une fois dans la maison, une transformation - presque un kidnapping - a eu lieu. Le père coupable a été remplacé par un junkie, en tout point semblable aux silhouettes écroulées sur le plancher. Le temps a passé, une chose a mené à une autre, et je suis resté là des heures.»

À sa sortie, il s'est brutalement rappelé que ses filles étaient toujours dans l'auto. Il s'est effondré de soulagement quand il a vu leur souffle à travers les vitres givrées.

Peu après, Carr est allé dans un centre de désintoxication et y est resté longtemps. Tout ce qu'on lui a enseigné l'a aidé à s'en sortir. Même les slogans clichés, comme «un jour à la fois» ou «le sens de la vie est d'apprendre à vivre».

«J'aimerais pouvoir rire avec vous en vous énumérant les slogans simplistes et un peu ridicules que l'on apprend dans ces endroits, écrit Carr. La vérité, c'est que j'en suis incapable. Ces slogans m'ont sauvé la vie.»

Vingt ans plus tard, David Carr se dit heureux et comblé par la vie. «Je mène aujourd'hui une vie que je ne mérite pas, mais nous foulons tous le sol de cette Terre avec le sentiment d'être des imposteurs. Le truc est de dire merci à la vie et de souhaiter que la musique ne s'arrête pas trop tôt.»

L'article de David Carr, en ligne sur le site du New York Times, est tiré d'un livre qu'il vient d'écrire intitulé The Night of the Gun.

Sur le site, les commentaires sont vifs: «Vous n'avez aucun scrupule de vouloir ainsi faire de l'argent avec votre passé, écrit un lecteur. N'avez-vous pas fait assez de mal à vos proches comme ça?»

D'autres sont plus réceptifs: «J'ai trouvé l'article fantastique et honnête. À une époque où un grand nombre de mémoires du vice sont publiés, le compte rendu de M. Carr est à la fois direct et captivant.»

Personnellement, j'ai beaucoup aimé l'article. Il m'a rappelé que les gens qui noircissent les pages des journaux les plus prestigieux du monde ne sont pas tous des premiers de classe qui dorment sur leurs deux oreilles dans leur maison avec des paiements étalés sur 25 ans.

J'ai été surpris d'apprendre que David Carr a eu une vie aussi trouble. L'un de mes chroniqueurs préférés, Carr est toujours incisif, drôle et - qualité rare chez un journaliste qui a autant de succès - capable de beaucoup d'autodérision.

Maintenant, je sais pourquoi.

Quant à mon passé, eh bien! on en parlera une autre fois...

Pierre Foglia se prépare pour les Jeux olympiques. Ses prochaines chroniques vous parviendront de Pékin. Nous vous proposerons occasionnellement, comme aujourd'hui, des chroniques signées par nos correspondants à l'étranger.