«Des capteurs de chaleur ont été mis en place de l'autre côté du Rio Bravo. Vous ne craquerez pas d'allumettes, n'allumerez pas de cigarettes. On est bien d'accord?»

Les élèves prennent patiemment en note les conseils du professeur. Nous sommes dans une ville frontalière mexicaine dont le nom ne sera pas révélé en raison de l'activité sur le fil de la légalité qu'on y pratique: chaque soir, on y enseigne aux clandestins comment franchir la frontière du Mexique avec les États-Unis.

Pour la cinquantaine d'élèves présents, cette traversée est un aboutissement plutôt qu'une première. Avant d'arriver à l'école de la frontière, ces immigrants en provenance d'Amérique centrale - du Guatemala, du Honduras et du Salvador - ont franchi une, deux, voire trois frontières.

Pour la plupart d'entre eux, la traversée du Mexique a été l'épreuve du feu. Dans un pays où la violence des narcotrafiquants et des policiers terrorise le citoyen, la vie d'un sans-papier ne vaut rien.

Au coeur de l'une des pires zones de non-droit, un prof mexicain a décidé de leur tendre la main en leur enseignant à se défendre avec dignité afin d'atteindre enfin leur eldorado.

Son cours se déroule comme une carte routière indiquant l'itinéraire à suivre afin d'arriver dans la première ville des États-Unis qui, par sa taille, leur garantira l'anonymat. «Votre chemin sera parallèle à l'autoroute. Vous mettrez une distance de 3 km, vous avancerez de nuit pour vous orienter grâce aux phares des voitures. Ainsi, vous ne vous perdrez pas. Est-ce bien clair?» interroge celui que ses élèves ont surnommé Chuck Norris.

La ressemblance avec l'acteur américain est frappante. Mêmes épaules charpentées, même barbe claire et mêmes réflexes pragmatiques pour affronter le danger. «Vous emporterez une lame de rasoir propre. Si l'un de vous se fait piquer par un serpent à sonnette, vous ferez une entaille en forme de croix sur la morsure.»

Les étudiants copient les consignes écrites sur le tableau noir:

> 50 km avant la frontière - Zetas, gang de narcos qui kidnappent les migrants.

> Rio Bravo. Remous. Crocodile? Acheter une chambre à air.

> Frontière. Attention aux minicaméras qui se déplacent comme des moustiques

> Ranchs texans. Ne rien demander à manger ni à boire. Ils ne nous aiment pas.

> Minutemen. Anciens combattants de la guerre du Golfe. S'ils sortent leurs Winchester, ne pas courir, se rendre - capables de tuer.

«Ceux du dernier rang parviennent-ils à me lire?» demande le prof comme s'il enseignait l'alphabet. Son cours a beau se confondre avec un film d'action, ses tics d'enseignant sont indélébiles.

C'est que, à la ville, Chuck Norris est Braulio, prof de gym au secondaire. Il suffit de jeter un oeil à son agenda pour comprendre la double vie qu'il mène au quotidien: côté pile, un calendrier scolaire avec les vacances surlignées. Côté face, un almanach lunaire avec une croix sur les nuits les plus propices à la traversée du désert.

Lorsque son entourage, inquiet de ce mode de vie un brin schizophrène, lui conseille de consulter un psy, il répond en rigolant: «Moi, ce que je trouve fou, c'est que McCain, s'il est élu, a promis de nommer Chuck Norris, le vrai, ministre de la Défense!»

C'est son expérience de vie et sa connaissance des milieux policiers qui ont fait germer l'idée du cours dans la tête du professeur atypique.

Dans les bars, il fraternise avec ceux qui sont entraînés pour mettre la main au collet des clandestins. Il utilise dans ses cours les renseignements obtenus autour d'une bière.

Les fameux «coyotes»

Étrangement, il craint moins les autorités que les trafiquants de migrants qui répondent au surnom de «coyotes». Ceux-ci se sentent menacés par les paroles du prof, qui encourage les élèves à tenter leur chance sans l'aide d'un passeur: «Avec ou sans les services d'un coyote, personne ne vous épargnera cinq nuits de marche dans le désert.»

Généralement cette phrase est suivie d'un silence chargé comme un revolver car, dans sa classe, il n'est pas rare qu'un trafiquant se soit infiltré.

Une minorité de plus en plus importante suit les conseils de «Chuck Norris» à un point tel que les autorités ont commencé à détecter une nouvelle façon de traverser la frontière, plus consciente et organisée.

«Que ceux qui réussissent la traversée m'appellent pour mettre à jour l'itinéraire. Pensez à ceux qui viennent derrière», conclut le professeur avant de souhaiter une bonne nuit à ses élèves d'un soir.

Dans quelques heures, plusieurs d'entre eux enfileront baskets et casquette et ramasseront leur baluchon avant de s'évanouir dans la nature.