Lorsque l'avion militaire s'est posé sur le tarmac de l'aéroport mercredi, à Bogota, avec à son bord 15 otages tout juste rendus à la liberté, un pays entier s'est un moment arrêté de respirer.

Dans les bureaux, dans les bars, tous les Colombiens se sont massés face aux télévisions où se succédaient les éditions spéciales. Il y avait bien sûr la stupéfaction de découvrir Ingrid Betancourt, incroyablement rayonnante après six ans de détention; l'émotion de voir les 11 autres militaires colombiens, libérés par leurs frères d'armes lors d'une opération digne de Mission impossible.

Mais il y avait aussi, pour beaucoup de Colombiens, ce sentiment étrange où la joie se mêle à la peine, au souvenir de ceux qui sont restés là-bas, dans la jungle.

Car si «Ingrid» était devenue en Europe et au Canada le symbole de la liberté bafouée, elle est aussi en Colombie la meilleure porte-parole de ses compatriotes qui ont vu leurs proches séquestrés, qui craignent eux-mêmes d'être enlevés, ou qui sont toujours entre les mains de leurs ravisseurs. Selon la fondation Pays libre, le nombre de Colombiens morts en captivité ou encore entre les mains de leurs geôliers, qu'ils soient guérilleros d'extrême gauche, miliciens d'extrême droite ou simples délinquants avides de rançons, dépasserait les 2800. À ceux-là s'ajoute depuis le 24 juin, un Canadien de Colombie-Britannique.

Le calvaire des otages

Cette épidémie de prise d'otages est un véritable cancer qui conditionne aujourd'hui tout le corps social colombien. En 2007, affirme le ministère de la Défense, 486 nouveaux otages ont été recensés. Les familles des victimes, comme un pèlerinage, se rendent régulièrement sur la place Bolivar, à Bogota, pour réclamer la libération de leurs proches. Chaque jour, aussi, des radios nationales leur ouvrent leurs portes pour qu'elles puissent transmettre des messages aux otages. Et parfois, ils répondent

Le 30 novembre dernier, les autorités colombiennes ont ainsi diffusé une vidéo et une lettre d'Ingrid Betancourt, qui, du 23 février 2002 au 2 juillet 2008, a été la plus célèbre prisonnière des Forces armées révolutionnaires de Colombie, les FARC. Le monde entier se souvient de ce visage émacié, des yeux rivés au sol, des poignets enchaînés de cette femme qui semblait résignée à finir sa vie là.

Ses mots, eux, avaient achevé de bouleverser l'opinion publique: «Je vais mal physiquement. J'ai l'appétit bloqué et les cheveux me tombent en grandes quantités. Je n'ai envie de rien car ici, dans cette jungle, l'unique réponse à tout est «non». Je vis ou survis dans un hamac tendu entre deux piquets, recouvert d'une moustiquaire. À chaque instant, ils peuvent donner l'ordre de tout ranger pour partir et chacun doit dormir dans n'importe quel renfoncement, comme n'importe quel animal La vie ici n'est pas la vie, c'est un gaspillage lugubre de temps.»

Un enfer que beaucoup d'ex-otages ont également raconté, comme John Frank Pinchao, un policier détenu huit ans par les FARC et récupéré par l'armée le 17 juin 2007 après 17 jours de marche: «Nous changeons de campement tous les six mois et nous sommes enfermés dans un enclos de barbelé de 10 m2, comme des porcs. La nuit, on nous attache deux par deux par le cou, avec une chaîne. Nos geôliers sont des gens très jeunes, insensibles, qui ne manifestent aucun sentiment pour leurs prisonniers. Ils ont l'interdiction formelle de nous parler, alors ils restent simplement là, comme des statues, le doigt sur la détente. En cas d'attaque de l'armée, ils doivent partir avec nous. Mais si ce n'est pas possible, la consigne est de nous abattre.»

Une longue histoire de violence

Cette violence, loin d'être née avec les FARC, a de fait marqué toute l'histoire contemporaine de la Colombie. Divisé entre conservateurs et libéraux, riches familles de propriétaires terriens d'origine espagnole et tiers État métissé, ce pays a été saigné à blanc par l'affrontement répété de ces deux groupes politiques et sociaux: plus de 120 000 morts pendant la «Guerre des 1000 jours», entre 1899 et 1903; de 250 000 à 300 000 victimes lors de la décennie de «la Violencia» qui a suivi l'assassinat du maire libéral de Bogota, en 1948. C'est dans ce terreau favorable à la croissance rapide des extrémismes, le 27 mai 1964, qu'ont germé les FARC. Ce jour-là, des paysans fuient le village de Marquetalia, considéré comme un nid de révolutionnaires et attaqué par 16 000 soldats. Parmi les insurgés de cette «république indépendante» autoproclamée se trouve Manuel Marulanda, qui deviendra plus tard le fondateur et le chef des Forces armées révolutionnaires de Colombie.

Ce mouvement paysan fort de 20 000 guérilleros formés au marxisme, rançonnant les entreprises, capturant des otages, va trouver une part de plus en plus grande de son financement dans la production de cocaïne. Un changement de nature qui touche aussi l'Armée de libération nationale (ELN), l'Armée populaire de libération (EPL) et les forces paramilitaires d'extrême droite, impliquées à plus ou moins grande échelle dans ces trafics.

La fin des FARC?

Élu pour mettre fin à ce chaos en employant la manière forte, le président colombien Alvaro Uribe, dont le père a été assassiné par les FARC, a incontestablement marqué des points au cours des derniers mois.

Le 1er mars, l'armée avait déjà réussi à éliminer Raul Reyes, le numéro 2 des Farc. Quinze jours plus tard, Ivan Rios, un autre commandant, était tué par l'un de ses gardes. C'est ensuite Manuel Marulanda, le chef historique, qui mourrait à l'âge de 78 ans. Fatigués par des années de clandestinité dans la jungle, les guérilleros cèdent également aux offres de reconversion du gouvernement: le groupe clandestin, miné par les désertions, ne compterait plus que 10 000 hommes.

Alvaro Uribe, comme la plupart des observateurs, affirme que la libération réussie d'Ingrid Betancourt marque «la fin des FARC». Pour les milliers de familles qui ont vécu dans leur chair le drame de la prise d'otages, ou qui continuent chaque jour d'envoyer des messages à un fils, un père ou un ami privé de liberté, rien n'a pourtant changé. Une réalité que Mélanie Betancourt, la fille d'Ingrid, a vécue pendant six longues années et qu'elle n'a pas oubliée: «Je pense aussi aux personnes qui restent détenues et à leur famille, a-t-elle déclaré après avoir fêté la libération de sa mère. Je me souviens, quand d'autres otages étaient libérés, j'étais très heureuse, mais je ne pouvais pas m'arrêter de penser à ma maman.»