Derrière les fourneaux, ils n’ont pas leur pareil pour créer de petites merveilles. Trois chefs passionnés, qui sont à la tête de véritables institutions culinaires de la métropole,ont accepté de se confier à nous au sujet de leur parcours, de leur métier et des détours surprenants qu’ils ont parfois dû prendre pour réaliser leurs rêves.

Karine Beauchamp : une nouvelle génération en cuisine

PHOTO ALAIN ROBERGE. LA PRESSE

Karine Beauchamp, cheffe exécutive au Restaurant de l’ITHQ

La bienveillance en cuisine, voilà une valeur qui lui est chère. « Un safe space, ça favorise la créativité », estime Karine Beauchamp.

Celle qui est la cheffe exécutive du Restaurant de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) depuis l’an dernier croit dur comme fer que le travail en cuisine est fait de collaboration avant tout. D’où l’importance d’avoir cette bulle sécurisée où tout le monde peut se sentir à l’aise de s’exprimer. « C’est un métier où on ne finit jamais d’apprendre, et j’ai moi-même à apprendre de mes étudiants », dit-elle.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Karine Beauchamp, dans les cuisines du Restaurant de l’ITHQ

Depuis 10 ans qu’elle travaille en cuisine, elle a fait ses preuves à force de détermination et de volonté. Après un stage d’études dans le sud de la France, elle en a fait un second au Toqué !, où on a d’abord essayé de la dissuader en lui disant qu’elle ne verrait « pas grand-chose », vu que c’était le temps des Fêtes. Son insistance a été payante. « J’ai trié des champignons pendant deux semaines, et je l’ai fait de bonne humeur ; eh bien, la troisième semaine, j’étais dans la ligne, au garde-manger », raconte-t-elle avec fierté.

Après un passage au Laurie Raphaël, au centre-ville de Montréal, elle s’est retrouvée au Landry & Filles, jusqu’à sa fermeture.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Karine Beauchamp

C’est vraiment là que je me suis rendu compte que c’était possible que ça soit cool, l’ambiance en cuisine. Je me souviens de mon essai, je me suis dit : “Je joue au restaurant, là, je ne suis pas en train de travailler.” Et tous les jours, c’était ça !

Karine Beauchamp, cheffe exécutive au Restaurant de l’ITHQ

C’est d’ailleurs grâce à cette expérience qu’elle a compris l’importance de l’écoute et de la bienveillance, principes qu’elle applique quotidiennement auprès de son équipe au Restaurant de l’ITHQ. « À partir du moment où tu es dans un environnement où tu te sens bien, tu as le goût d’en donner plus ; je n’ai jamais vu quelqu’un performer en malade après s’être fait engueuler », illustre-t-elle.

Détermination et persévérance

Sans cette détermination qui l’a guidée depuis qu’elle a pris la décision d’aller étudier en cuisine, à 28 ans, Karine Beauchamp ne se serait peut-être jamais rendue là où elle est aujourd’hui.

« Au début, ç’a été difficile de trouver de la job, malgré le fait qu’il y a toujours eu un manque de cuisiniers partout. J’ai su après que c’était à cause de mon physique », confie-t-elle. À une autre occasion, elle a fini par apprendre qu’on lui avait refusé un emploi parce qu’elle est une femme. « Ce sont mes profs ici, à l’ITHQ, qui m’ont beaucoup aidée à me trouver du travail un peu partout. »

Le meilleur conseil qu’elle donnerait à quelqu’un qui veut se lancer en cuisine ? Ne pas se décourager trop vite.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Karine Beauchamp

Même si la cuisine est sa passion, il y a des jours où, on s’en doute, après une journée à manier poêles et casseroles, l’envie manque pour se préparer un repas très recherché à la maison. Mais Karine Beauchamp s’implique toujours lorsqu’il y a une fête dans son entourage – et elle aime recevoir en grand.

« Les gens me disent : “Tu es cuisinière, mon Dieu, tu dois tellement bien manger !” En fait, non ; la réalité, c’est que je ne peux pas me faire un repas d’une demi-heure tous les jours », dit-elle avec franchise.

De la relève ?

Et bien souvent, c’est sa fille, qui va bientôt avoir 4 ans, qui a le dernier mot sur le choix du souper. « Bébé, elle mangeait n’importe quoi ; maintenant, on est dans la passe de bouffe beige et c’est des macaronis qu’elle veut tous les jours. Alors on change ; un jour on fait des pâtes avec du pesto, le lendemain, on essaie autre chose. »

Au grand bonheur de sa mère, la petite s’intéresse déjà à la cuisine – l’apprentie cheffe a même un couteau qui lui est spécialement réservé. « Un enfant qui sait cuisiner, c’est bénéfique. Je me souviens de la première recette que ma mère m’a apprise, du pain doré. Quand arrivait le samedi, j’avais hâte d’en faire ! Je ne comprends même pas qu’on n’apprenne pas à cuisiner à l’école ; un enfant qui apprend à préparer quelque chose à l’école, la première chose qu’il va faire en revenant à maison, c’est de dire : “Maman, papa, est-ce qu’on peut le refaire ?” Si tous les jeunes savaient cuisiner en arrivant au cégep, on mangerait beaucoup mieux », croit Karine Beauchamp.

Michele Forgione : le rêve de la pizza parfaite

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Michele Forgione, copropriétaire du restaurant Vesta

« Magnifique. » Michele Forgione est presque ému en voyant la pizza qui vient de sortir du four à bois chez Vesta, le dernier-né des quatre restaurants dont il est copropriétaire.

« La pizza a toujours été quelque chose qui m’a obsédé depuis un jeune âge. J’aime les nuances, j’aime la farine, j’aime les styles différents de pizza parce qu’on peut aller aussi bien à Montréal qu’à Naples ou à Rome », dit celui qui travaille derrière les fourneaux depuis 28 ans.

Et la pizza le « suit un peu partout » depuis des années, note le chef de 46 ans. En fait, depuis qu’il a fait ses premières armes en cuisine, à 16 ans, dans la boulangerie de son grand-oncle Mario, rue Bellechasse – le premier à livrer les « fameuses pizzas rouges carrées » chez Steinberg, souligne Michele Forgione.

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Michele Forgione dans son restaurant Vesta

Après des années à travailler dans des établissements parmi les mieux cotés de la ville, l’occasion s’est enfin présentée dans la trentaine pour qu’il inaugure son propre restaurant – après une tentative ratée d’ouvrir une pâtisserie avec sa compagne de l’époque, début vingtaine.

Souvenirs

Le chef se souvient encore de la soirée d’ouverture à l’Impasto, en juillet 2013, dans la Petite Italie avec Stefano Faita : « On avait de la pizza au menu, mais le four à pizza datait des années 1970 et il n’était pas sous la hotte. Quand on l’a allumé, il faisait une de ces chaleurs – je pense qu’il faisait 48 °C. Je me suis presque évanoui. J’ai calé 1 litre de jus d’orange pour me réveiller. Le lendemain, j’ai dit : “C’est fini, on ne fait plus de pizza.” »

Mais le four avait beau être éteint, le rêve, lui, était toujours ardent. Huit mois plus tard ouvrait donc la pizzeria Gema, en face de l’Impasto. Puis Vesta, rue Jarry, en 2019.

« Gema, c’est de la pizza napolitaine, souligne Michele Forgione. Mais Vesta, c’est de la pizza montréalaise. »

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Ça a pris des années – et bien des essais et erreurs – à créer le levain naturel, la pâte, la charcuterie... Toujours à chercher comment elle pourrait être parfaite. J’ai appris qu’il fallait avoir des farines différentes, en fonction du four. Quand tu fais de la pizza à la maison, tu ne vas jamais avoir des résultats comme ça.

Michele Forgione, copropriétaire du restaurant Vesta

Ses deux enfants, de 16 et 11 ans, en ont tellement mangé en grandissant qu’ils ne lui demandent même plus de leur en rapporter à la maison. « Ils veulent manger ce que moi, je mange », dit ce grand amateur de cuisine moyen-orientale qui adore les mezze de la cuisine libanaise. « La cuisine italienne est très structurée : antipasto, primo, secondo. Mais j’aime avoir 14 plats en même temps sur la table et goûter un peu à tout. »

La passion depuis l’enfance

Le rêve de travailler en cuisine, Michele Forgione le nourrit depuis qu’il regardait, enfant, ses « héros » sur PBS, le samedi matin – Jacques Pépin, Julia Child. Il se souvient d’ailleurs d’un certain caramel maison qui avait fait fondre un contenant de yogourt vide sur le comptoir en stratifié de la cuisine familiale, quand il avait 11 ans...

Quand il contemple le chemin parcouru depuis ses études à l’Institut culinaire St. Pius X et à l’ITHQ, dans les années 1990, à l’époque où le milieu de la cuisine était encore très dur et très masculin (il se rappelle encore ce chef qui lui avait fait nettoyer à la brosse à dents son coin de comptoir), il lui vient à l’esprit les paroles de son grand-père : « Ne le fais pas pour l’argent, fais-le pour la passion et tu ne travailleras jamais un seul jour de ta vie. »

PHOTO DENIS GERMAIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Michele Forgione au travail

Mon trajet des 28, 30 dernières années a été difficile, mais je n’ai jamais lâché. Personne ne s’en serait préoccupé si je l’avais fait, mais je me serais trahi parce que la cuisine, c’est ma passion. Alors j’ai continué !

Michele Forgione, copropriétaire du restaurant Vesta

Même si son agenda est toujours bien rempli, entre ses quatre restaurants, sa gamme de produits en épicerie avec Stefano Faita et, depuis peu, une nouvelle émission culinaire sur la chaîne câblée TLN, Mangia Québec, il n’hésite pas une seconde à prendre le relais en cuisine au besoin. « Je connais tous les aspects de ma cuisine : boulangerie, pâtisserie, charcuterie... »

À la question qu’on se pose, à savoir si c’est lui qui cuisine à la maison, il répond par la négative en s’esclaffant. Parfois la fin de semaine, dit-il ; mais ce qu’il aime préparer par-dessus tout, chez lui, ce sont les œufs. « Frittata, œufs pochés, soufflés, à la poêle... On peut tout faire avec les œufs. »

Son souper de la veille ? Un bagel, deux œufs frits, une tranche de fromage provolone et de l’avocat. « Tellement satisfaisant », dit Michele Forgione, sourire aux lèvres.

Paul Harry Toussaint : le chef qui devait être avocat

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Paul Harry Toussaint, chef propriétaire du restaurant Kamúy

Niché au cœur du Quartier des spectacles, le restaurant Kamúy détonne – un rectangle de verre entouré de gratte-ciel qui brillent de mille feux à la tombée de la nuit.

« Les vendredis et samedis soir, ici, c’est la fête comme dans les Caraïbes, avec un DJ », lance le chef propriétaire, Paul Harry Toussaint.

Dire que s’il avait suivi le chemin pavé par son père, après leur arrivée d’Haïti, le trentenaire serait aujourd’hui derrière un bureau d’avocat...

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

« J’ai commencé mes études en droit, mais après deux ans et demi d’études, je n’aimais pas ça. Je m’assois derrière un bureau et je vais dormir ou jouer sur l’ordinateur ! Je voulais quelque chose qui me met en mouvement, qui me motive à sortir quand il fait froid », raconte-t-il en riant.

« Puis, j’ai réalisé qu’il y avait une chose que je savais faire, cuisiner. Pourquoi ne pas continuer là-dedans ? »

Ce savoir-faire, il le doit à sa gardienne, en Haïti, qui lui a montré les rudiments de la cuisine traditionnelle lorsqu’il était jeune – d’abord et avant tout pour avoir un coup de main les fins de semaine, lorsqu’elle avait beaucoup de travail. Mais Paul Harry Toussaint n’a jamais oublié ce qu’elle lui avait enseigné. « Et chaque fois que je vais en Haïti, je vais la voir », dit-il.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Paul Harry Toussaint

Aujourd’hui, mon père est heureux ; mais quandj’ai fait le choix de quitter le droit, on est restés un an sans se parler. Il pensait que je voulais arrêter l’école pour faire des choses faciles dans la vie ; mais moi, je voulais faire quelque chose que j’aime et aller loin là-dedans.

Paul Harry Toussaint, chef propriétaire du restaurant Kamúy

Un rythme effréné

Déterminé à suivre sa passion, Paul Harry Toussaint s’investit à fond dans ses études en cuisine au Collège LaSalle, rue Sainte-Catherine. « Je travaillais dans un Tim Hortons de 23 h à 7 h, boulevard Langelier, j’allais à l’école de midi à 9 h et j’habitais à Côte-des-Neiges. »

Il se rappelle comment il lui arrivait fréquemment de s’endormir dans l’autobus et le métro pour se faire réveiller une fois arrivé au terminus, bien après son arrêt... Mais ses efforts sont récompensés et lui ouvrent entre autres les portes du Toqué !, avant qu’il décide de retourner brièvement en Haïti.

Un second séjour en Haïti de trois ans, peu après le tremblement de terre de janvier 2010, lui permet de parfaire sa connaissance de la cuisine caribéenne. « Je gérais un des plus grands établissements de Pétionville, l’Hôtel Karibe ; j’avais un rooftop lounge, c’était la fête chaque soir. J’en ai profité aussi pour visiter le pays, comprendre pourquoi les gens mangent de cette façon, pourquoi on cherche ces saveurs qui ont donné ces cuisines que j’aime beaucoup. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Paul Harry Toussaint dans la cuisine du restaurant Kamúy

Depuis trois ans que le Kamúy a ouvert ses portes, l’ancien chef exécutif du restaurant Agrikol ne compte plus ses heures. Et il fait de tout : création de menus, préparation, achats... « Je me lève à 7 h, je dépose mes enfants à l’école et après je travaille ; je peux finir à 10 h du soir comme à 3 h du matin, je ne le sais jamais. En été, je peux compter quatre heures de sommeil, si je suis chanceux », confie Paul Harry Toussaint.

Impliquer les enfants

Si ce rythme ne lui laisse pas grand temps pour cuisiner chez lui en semaine, il met un point d’honneur à préparer à manger à ses enfants le week-end, à leur apprendre à faire cuire des pâtes et à organiser des brunchs pour recevoir les amis.

« On doit montrer aux petits l’importance de cuisiner et de bien manger. Mon plus grand, qui va avoir 8 ans, lui, il aime cuisiner. Et au restaurant, c’est le plus picky, dit-il, sourire en coin. Il a déjà ses restos préférés ; il aime aller au Montréal Plaza, il mange au Mousso, il mange partout en ville – des sushis, il aime tout. »

Et si celui-ci veut suivre ses traces... « Il aura déjà ce que j’ai mis en place, répond le chef. Moi, j’ai tout commencé par moi-même. Lui, au moins, il sera déjà héritier de quelque chose. »