Je suis d’accord avec Astérix et Obélix. Quand l’appétit va, tout va ! On ne mange pas pour vivre, il faut vivre pour manger. Or, il y a six mois, on a un peu arrêté de vivre. Et la chose principale qui nous reliait au monde extérieur pendant le confinement était la nourriture.

Il y a d’abord eu le phénomène du stockage. Après la folie du papier de toilette, ce sont les denrées non périssables qui ont été prises d’assaut, et les survivalistes ont dû rire dans leur barbe. J’ai des amis qui ont stocké des poches de riz et des conserves en masse. Pas moyen de trouver de la farine pendant des semaines, pendant que les réseaux sociaux étaient inondés de photos de pains faits maison.

Je me souviens que dès le début, j’ai proposé à ma patronne Isabelle un petit dossier de recettes réconfortantes.

Quand ça va mal, je ne sais rien faire d’autre que nourrir mon monde, ça m’évite de dire des platitudes. J’aime nourrir les cœurs brisés et les endeuillés. Prendre soin des estomacs est une façon de prendre soin de tout le reste. Six mois plus tard, je reçois encore des courriels pour mon poulet rôti, qui a été un vrai succès.

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Pas moyen de trouver de la farine pendant des semaines, pendant que les réseaux sociaux étaient inondés de photos de pains faits maison.

Mais pour être honnête, pendant que beaucoup de gens se plaignaient de manger trop pour contrer l’ennui ou l’angoisse, moi, j’avais l’estomac noué. L’anxiété me fait ça. Je n’ai pas vu une grande différence dans mes habitudes, et comme on cuisinait déjà beaucoup chez nous, la vie était presque comme avant.

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Presque. C’est la façon de se procurer de la bouffe qui a changé un peu. Aujourd’hui, je roule sur mes paniers Lufa livrés chaque semaine, et les Fermes Lufa ont l’intention de conquérir le monde avec l’agriculture urbaine.

(Re)lisez notre texte sur les Fermes Lufa

Mais ce n’est pas à la portée de tous. D’ailleurs, bien avant la pandémie, je me demandais comment une famille modeste avec des ados affamés faisait pour boucler les fins de mois. Le prix des denrées alimentaires n’a pas cessé d’augmenter depuis quelques années. On a commencé à parler beaucoup plus d’autonomie alimentaire, mais c’est quelque chose qui nous pendait probablement au bout du nez. Et pour atteindre cette autonomie, il faudra trouver des solutions pour la main-d’œuvre. Des récoltes ont été perdues faute de bras.

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Parlant d’agriculture urbaine, il fallait s’y prendre encore plus tôt pour les semis cette année. Déjà que c’est un secteur en pleine frénésie, la pandémie a donné l’ambition du pouce vert à bien des gens. Des plants de tomates et des fines herbes sur les balcons et dans les cours, on en a vu partout. Cultiver son jardin est une excellente activité de confinement (c’est une excellente activité, point). Dans mon quartier sont apparues des boîtes de jardinage, la petite rue Lartigue en avait devant chaque porte. Mais en ville, le problème n’est pas tant les insectes que l’incivilité. J’ai vu un message de colère sur une boîte, écrit par une mère qui disait en gros que le petit jardin appartenait à sa fille de 6 ans, et qu’un égoïste avait détruit son projet en chipant ses légumes la nuit.

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Pendant le confinement, je suis devenue une spécialiste des commandes en ligne. Lufa, épiceries, SAQ, j’ai tout fait par l’internet. Au début, c’était évident que tout le monde était dépassé, les sites plantaient, des produits étaient introuvables, mais on a fini par s’ajuster. Et la preuve que la bouffe a été la grande valeur refuge pendant cette période est que les supermarchés ont fait des profits records. IGA, par exemple, a eu des ventes supplémentaires de 800 millions en trois mois.

(Re)lisez notre texte sur IGA

J’ai aussi exploré des applications comme Uber Eats ou SkipTheDishes, pendant que Foodora a dû fermer ses portes. Fascinée, je pouvais suivre les livreurs en temps réel sur Google Maps. J’ai constaté qu’ils étaient tous des immigrants ou des personnes racisées, comme les livreurs d’épicerie. Comme une grande proportion du personnel de la santé en première ligne dans les hôpitaux pendant l’épidémie. Comme les travailleurs saisonniers dans les champs du Québec. De mon balcon, quand je recevais mes commandes, je levais les pouces en l’air, en disant merci, et mes pourboires étaient systématiquement de 20 %. Ils ont tenu le système alimentaire à bout de bras, il ne faudrait pas l’oublier, ça non plus.

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On le répète, mais la pandémie ouvre un vaste champ d’études de toutes sortes un peu partout dans le monde. Il y a sûrement une foule de choses que nous pouvons apprendre et certains engouements surprennent. Par exemple, une étude du groupe Nielsen sur les produits de consommation pendant la pandémie au Canada a révélé que les ventes de fromage bleu ont augmenté de 191 % ! Le fromager Max Dubois, qui affirme avoir vendu trois fois plus de fromages, a donné une réponse plutôt colorée en entrevue avec Patrick Masbourian. « Le bleu, c’est un peu le symbole de l’arrêt du temps. [...] Le bleu, c’est aller jusqu’au bout du repas, c’est être prêt à vivre des expériences plus radicales. »

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Radical, le bleu ? Tous mes amis pensent plutôt qu’il y a derrière ça une recette populaire de Ricardo qui explique cet emballement.

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Si j’ai commandé des repas ou ramassé du take-out, je ne suis allée qu’une seule fois au restaurant en bonne et due forme. Aider les commerces de proximité est devenu important. Avant même le début du confinement, le Quartier chinois a été déserté par crainte du virus, si bien que mon frère et moi n’avons pas cessé de commander à notre restaurant vietnamien préféré, Chez An, rue Ontario, pour être certains qu’il ne ferme pas ses portes. Mon frère y va tellement souvent que la famille l’appelle par son petit nom.

Puis, je me suis dit que si je devais attraper la COVID-19 au resto, autant la pogner au Mousso. J’ai donc réservé juste avant que son propriétaire, Antonin Mousseau, se fasse accuser d’appropriation culturelle pour avoir créé un menu coréen.

Nous étions craintifs d’expérimenter le restaurant avec les mesures sanitaires. Nous sommes donc arrivés avec nos masques, qu’on pouvait enlever une fois à table, au contraire des serveurs et des cuisiniers qui le portent en tout temps. Nous avons failli pleurer de bonheur en mangeant.

En tout cas, j’avais les larmes aux yeux en voyant l’amoureux oublier pendant deux heures sa peine d’avoir perdu sa mère, et s’extasier sur chaque plat. Quant au menu coréen, aucune idée s’il était bon, puisque nous étions au Petit Mousso, qui coûte moins cher et qui offrait un autre service. Tout ce que je peux dire est qu’on ne va pas au Mousso pour manger coréen. On y va pour l’expérience, peu importe le menu. Ils feraient un spécial insectes comestibles que j’irais quand même. Par contre, le resto Chez An a déménagé à Longueuil, et mon frère et moi sommes catastrophés.

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Comme nos sociétés sont inégales, les injustices traversent cette dimension vitale de nos existences qu’est l’alimentation. Le recours aux banques alimentaires a explosé, en raison des pertes d’emplois. Selon Statistique Canada, un Canadien sur sept a souffert d’insécurité alimentaire pendant cette période, alors que des denrées s’accumulaient faute de pouvoir être écoulées dans les restaurants. Nous allons devoir repenser tout un système pour éviter que le gaspillage côtoie les ventres creux.

Toujours est-il que la cuisine, cette pièce maîtresse de tous nos partys, est probablement redevenue le centre de la maison (pour certains, elle est aussi devenue un bureau). Confinées, les familles ont fait des repas une activité, les enfants et les parents ont dû déjeuner, dîner et souper ensemble. Je n’ose pas imaginer la job de vaisselle. Mais pour moi, la deuxième chose en importance après manger est de jaser. Je suis persuadée que tous se rappelleront plus tard ces moments passés à table, ensemble, pendant que dehors, le virus rôdait. Parce que la bouffe, c’est de l’amour. La bouffe, c’est la vie.