Je connais des gens capables de se nourrir presque uniquement de smoothies grisâtres. Ils ingèrent plusieurs fois par semaine une formule vitaminée qui leur donne tout ce qu’il faut pour survivre. Tout sauf de la couleur — et du plaisir, si vous voulez un commentaire éditorial.

Ces personnes pour qui manger n’est qu’utilitaire — et par choix — me fascinent. Comment font-elles ? Il m’est inconcevable de me passer volontairement des odeurs, textures, saveurs et couleurs d’un bon repas. Ou même d’un moyen. Quand je cuisine, j’ai hâte non seulement de déguster ce que j’apprête, mais aussi d’engloutir les restants au dîner du lendemain… C’est passionnel.

Qu’est-ce qu’on gagne donc à manger avec les yeux autant qu’avec la bouche ? J’ai profité de cette édition spéciale « Colorée » pour en discuter avec trois personnes encore plus crinquées que moi.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Pour Geneviève Plante, les couleurs, c’est la vie !

Tu vas me trouver intense, mais je n’en reviens pas que la nature fasse des aliments comme ça ! Quand je vois des choux-fleurs mauves, des choux rouges ou des petits fruits à la couleur vibrante, je suis interpellée. Il y a quelque chose qui vient me chercher sur le plan des émotions. Comme une belle mélodie ou un enchaînement d’accords peuvent venir me chercher…

Geneviève Plante, trompettiste, blogueuse et autrice

Je ne trouve pas Geneviève Plante intense. Je la trouve attendrissante. La trompettiste professionnelle tient le blogue culinaire Vert Couleur Persil depuis 2014 et a publié six livres de recettes. Elle transpose sa sensibilité artistique à la cuisine.

PHOTO LAURA G. DIAZ FOURNIE PAR LES ÉDITIONS LA PRESSE

Une assiette dans les teintes de jaune et de vert, tirée du livre de recettes Bientôt dans votre assiette : 30 salades et 30 vinaigrettes par Geneviève Plante, paru aux Éditions La Presse.

« Personne n’aime avoir une vie beige ! C’est pareil pour l’assiette. Manger, ce n’est pas qu’une question de goût. C’est aussi une affaire d’odorat, d’ouïe — pensez à ce qui craque sous la dent ! —, de toucher et de vue. Les couleurs peuvent nous faire saliver ; on mange au premier regard. Et c’est quand on mange avec tous nos sens qu’on a droit à une expérience consciente. »

Si notre rythme de vie nous pousse souvent à nous nourrir à la va-vite, les couleurs nous invitent à ralentir.

« Quand je m’attarde aux petits détails comme les couleurs, mon mécanisme de plaisir se déclenche et ça me donne envie de prendre le temps de manger », poursuit Geneviève Plante.

Il y a même quelque chose de « charnel et sexy » dans ce processus, selon Claud Marguerite Fortin, styliste culinaire qui compte l’agence Sid Lee et Mitsou Magazine parmi ses clients.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Claud Marguerite Fortin, styliste culinaire

Quand la vue est stimulée par des couleurs, il y a une prolongation au niveau cérébral qui nous fait entrer dans un univers d’émotions. On est l’accumulation de nos expériences, alors on mange des souvenirs, du réconfort ou un amour qu’on a eu…

Claud Marguerite Fortin, styliste culinaire

Daniel Raiche, styliste culinaire et accessoire (notamment pour les magazines Savourez et Caribou), y va lui aussi d’une référence romantique : « La couleur crée des attentes. C’est l’a priori de ce qui s’en vient dans les saveurs et les sensations. C’est une rencontre ! Comme lorsque tu dates quelqu’un et que certains aspects de sa personne t’allument rapidement, mais que ça se peut que ça ne fonctionne pas quand tu le frenches. »

(Je comprends l’image. Et je pense que je préfère être déçue en amour qu’être trahie par un mets.)

Puisque notre rapport à la nourriture est affectif, il existe évidemment des codes pour stimuler notre appétit. Daniel Raiche m’apprend que les plats présentant des couleurs saturées sont plus aguichants parce qu’ils viennent avec la promesse de goûts intenses. Claud Marguerite Fortin m’indique pour sa part que l’œil apprécie la texture, la brillance et l’amalgame de couleurs.

PHOTO LES GARÇONS/L’ÉLOI, DIRECTION ARTISTIQUE ROXANNE CHAGNON

Ce printemps, Claud Marguerite Fortin a signé le stylisme de cette campagne de la SAQ pour Cossette.

La styliste culinaire a d’ailleurs ses chouchous : « Je crois que le jaune, le doré et le blanc sont payants. Ça se juxtapose bien à des textures et à d’autres couleurs. On peut penser à la fondue au fromage, la béchamel ou la grosse boule de burrata. Tout ça est appétissant ! »

Oui. Très.

À l’opposé du spectre, les experts savent que certaines couleurs ont moins la cote sur le plan marketing. Les plats de viande viennent notamment avec leurs défis, comme ils sont souvent brunâtres. « On va être encouragés à utiliser un peu de verdure, même si ça n’a pas vraiment rapport avec la recette, révèle Daniel Raiche. On va mettre une branche de thym sur du canard effiloché, par exemple ! Si on pense aux emballages alimentaires, dans la présentation suggérée, il y aura des tomates cerises ou des petits légumes taillés à côté de la viande. Ça va déclencher l’idée de fraîcheur chez le consommateur… On vend du rêve ! »

Non seulement la couleur nous ouvre l’appétit, mais en plus elle retient notre attention. Et alors que tout le monde court en tentant de répartir son temps entre les notifications de son cellulaire, les demandes de ses proches et sa soif de sieste, cet atout est d’une grande valeur pour les publicitaires.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Le styliste culinaire Daniel Raiche

Il y a un buzz autour des couleurs dans les communications alimentaires, depuis un an ou deux. Les couleurs vives sont très présentes derrière l’assiette. Il faut que ça crie fort pour capter l’attention.

Daniel Raiche, styliste culinaire

Difficile d’attirer le regard du consommateur constamment bombardé d’images de nourriture, tant dans les publicités que sur les réseaux sociaux. On lui présente donc des mets dans des environnements très colorés.

« Des fois je me questionne : est-ce que ça met le contenu de l’assiette en valeur ou ça détourne plutôt l’attention ? », se demande Daniel Raiche.

Si les couleurs peuvent nous aider à manger plus consciemment, elles peuvent aussi nous inviter à consommer plus impulsivement. Elles ont un pouvoir… Pouvoir auquel échappent les personnes capables de se nourrir exclusivement de smoothies beiges.

Elles sont peut-être plus libres que moi, à défaut d’avoir moins de plaisir.

Ne reste plus qu’à essayer de tirer le meilleur des couleurs qui courent comme autant d’émotions dans notre cuisine… « J’aimerais que les gens voient leur assiette tel un canevas, suggère Geneviève Plante. On est l’artiste de notre assiette et notre nourriture est la peinture. L’idéal, c’est de s’amuser à créer un plat avant même d’avoir le plaisir de le manger. »