L’histoire des cuvées Lieux communs et du Domaine Le Grand Saint-Charles est une parfaite illustration de collaboration et d’émulation. Quatre jeunes « tripeux » de vins d’artisans, dont des sommeliers professionnels, côtoient depuis deux millésimes un vigneron « prudent », mais très ouvert. Le résultat : encore plus de vin québécois (plus) naturel sur le marché !

Amis ou collègues, Guillaume Laliberté, Daniel Gillis, Thibaud Gagnon et Laurent Noël ont eu envie de faire du vin ensemble. Ils ont d’abord pensé planter un hectare de vigne, mais se sont ravisés en rencontrant Martin Laroche, du Domaine Le Grand Saint-Charles, à Saint-Paul-d’Abbotsford. Vigneron depuis 2012, l’ex-enseignant a accepté de prendre le quatuor sous son aile et de lui permettre d’utiliser ses installations et son nom pour faire ses premières bouteilles.

Commençait alors la chasse au raisin de qualité, un « sport » qui n’est pas évident au Québec, car bon nombre de domaines achètent eux aussi du fruit pour compléter leur vendange. Ils ont droit à l’équivalent de leur propre production en raisin local.

Qu’à cela ne tienne, les débrouillards ont réussi à sécuriser du frontenac gris et du sainte-croix ici, du vidal et du marquette là, pour une production totale d’environ 1800 bouteilles en 2019.

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Quelques cuvées de Lieux communs

Parce qu’ils ont des contacts dans les meilleurs restaurants de Montréal, parce que le vin était bon et parce que les gens ont soif de vins produits avec le moins de manipulations et d’intrants possible, le premier millésime de Lieux communs s’est vendu en un claquement de doigts.

« Notre frontenac gris a même été servi au verre, au Bouillon Bilk », se réjouit Guillaume Laliberté, sommelier au restaurant Damas. Les 2019 seront disponibles d’une semaine à l’autre, dans des restaurants comme Candide, Damas, Elena, Joe Beef, Manitoba, Mon lapin, vinvinvin, etc. Quelques bouteilles se rendront dans des épiceries comme Boucherie Lawrence, Comptoir Sainte-Cécile, Pascal le boucher et William J. Walter (Québec).

Célébrer les cépages hybrides

Le nom de cette étiquette collaborative, Lieux communs, n’est évidemment pas innocent. « Un lieu commun, c’est un cliché, une banalité. Notre intention, c’est de sortir certains cépages de la banalité, de raviver l’intérêt pour les hybrides. Nous avons goûté à toutes sortes de vins intéressants faits à partir d’hybrides, que ce soit ceux de La Garagista, au Vermont, ou les Frangin/Frangine de Pinard & filles, ou encore les vidals du Nival », raconte Guillaume Laliberté.

Rappelons que la plupart des cépages connus — chardonnay, sauvignon blanc, riesling, pinot noir, etc. — sont issus de Vitis vinifera. L’hybride est un croisement entre deux espèces de vignes, souvent entre une vinifera et une vigne nord-américaine rustique.

(Re)lisez l’article de Véronique Rivest sur le sujet

« On a voulu y aller à fond dans une direction, sans compromis. Comme ce sont des petites cuvées, les risques ne sont pas grands, et l’attachement est moindre que si on faisait pousser notre propre raisin », admet Thibaud Gagnon, architecte en devenir.

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Guillaume Laliberté, sommelier au Damas, sent les arômes d’une des cuvées de Lieux communs, l’étiquette qu’il a développée avec Laurent Noël, Daniel Gillis et Thibaud Gagnon, en collaboration avec Martin Laroche du Domaine Le Grand Saint-Charles.

On n’est pas en train de chercher une identité de terroir. On travaille avec ce qu’on a devant nous. On déguste et on y va avec notre intuition. Ce n’est pas quand on aura mis toutes nos économies dans un vignoble qu’on pourra expérimenter de la sorte et avoir la liberté qu’on a maintenant.

Guillaume Laliberté, sommelier au Damas et cofondateur de l’étiquette Lieux communs

Au Domaine Le Grand Saint-Charles, la semaine dernière, on a par exemple goûté à une décoiffante cuvée de Lucie-Kuhlmann (raisin noir, normalement, mais qui a été pressé directement pour donner un jus plutôt rosé). Le moût a été repassé sur des marcs de vidal afin de relancer la fermentation, qui tirait un peu de la patte. Avec le frontenac gris, il y a eu un élevage en amphore et un autre en vieux fût de chêne, question de connaître deux expressions différentes de ce cépage qui, macéré avec les peaux, revêt une jolie robe rosée/cuivrée.

Le professeur

Martin Laroche a observé les expérimentations sans soufre de ses quatre intrépides protégés. « C’est galvaudé de dire que le prof apprend autant que les élèves, mais c’est vrai. Quand ils font des choix un peu champ gauche, je suis curieux de voir ce que ça va donner. »

Son domaine à lui, qui compte une pommeraie de quatre hectares et un vignoble de quatre hectares, a été très peu traité dans le passé et est en conversion biologique. Le vigneron ne travaille maintenant qu’en levures indigènes et a cessé toute désacidification.

« J’ai commencé plus conventionnel, avec un œnologue qui avait établi un protocole comportant des ajouts de tannins, d’enzymes, de levures sélectionnées, entre autres. Ça me fatiguait, mais j’enseignais encore à ce moment-là, alors je n’avais pas trop le temps de tout remettre en question. »

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Martin Laroche, copropriétaire et vigneron du Domaine Le Grand Saint-Charles

Aujourd’hui, le palais des gens a changé. Il accepte davantage l’acidité. Aussi, les Québécois ont gagné en confiance pour ce qui est de la qualité de leurs vins. On n’a plus à se cacher. On peut aspirer à une réelle qualité.

Martin Laroche, copropriétaire et vigneron du Domaine Le Grand Saint-Charles

Martin Laroche utilise encore aujourd’hui un peu de soufre et basta ! « Avoir 3000 L de vin qui partent en vinaigre, ça m’empêche de dormir la nuit. Alors j’y vais très progressivement. Les gars ont une vision très pure du vin, poursuit le Montérégien. Moi, j’arrive avec les arguments économiques. Le tutorat va aussi dans cette sphère-là. »

Le quatuor aspire un jour à avoir son lopin de terre. Les visites ont déjà commencé, mais les Montréalais prennent leur temps. Ils veulent trouver le terroir favorable aux cépages et au style de vin qui les intéressent.

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Le Domaine Le Grand Saint-Charles, à Saint-Paul-d’Abbotsford

« Ça m’avait pris sept ans et cinq offres d’achat avant de trouver le domaine ici. C’est tout un processus. Beaucoup de gens ont planté n’importe quoi n’importe où, au Québec. Aujourd’hui, les gens qui ont des projets de vignobles ont une vision bien précise. C’est encourageant », déclare Martin Laroche, qui n’est lui-même pas peu fier de constater que son fils de 17 ans est déjà intéressé à poursuivre son œuvre.

Les deux cuvées Farniente (frontenac gris et frontenac noir) du Grand Saint-Charles sont présentement en vente dans certaines épiceries spécialisées et apparaissent sur quelques cartes des vins.

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