En moins de cinq ans, le Québec est passé d’une douzaine de petites distilleries à une cinquantaine. Il y a plus de 60 gins d’ici sur les tablettes de la SAQ, une trentaine de vodkas, des eaux-de-vie de pomme, quelques whiskies, quatre absinthes, trois Acerums (spiritueux d’érable), des rhums et plusieurs liqueurs. Mais qu’est-ce qui est réellement « local » dans tout ça ?

Voilà une question qui divise et cause des maux de tête à l’Association des microdistilleries du Québec (AMDQ), à la SAQ — la société d’État a d’ailleurs mis un moratoire sur son affichage « Origine Québec » — et à certains consommateurs plus avertis.

Le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV) est sur le point de se pencher sur la question, à la demande de l’AMDQ, qui compte aujourd’hui plus de 40 membres.

Avec l’appellation, ce qu’on veut, c’est qu’il y ait une marque claire « 100 % Québec », qui comprend l’alcool de base ET tous les aromates.

Jean-François Cloutier, président de l’AMDQ et copropriétaire de la Distillerie du St. Laurent

« Le consommateur le demande et pour les distilleries, ce serait un bel outil de marketing. »

Nos gins sont-ils québécois ?

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Il existe un seul gin 100 % québécois sur le marché et c’est Les herbes folles, de La société secrète, en Gaspésie. La base est distillée sur place, à partir d’orge et de blé locaux. Tous les aromates viennent des alentours, même le genièvre sauvage.

À moins de commencer à cultiver le genévrier en grande quantité au Québec, les quelque 60 gins « locaux » déjà sur le marché pourront difficilement porter une telle appellation. À plus forte raison que la grande majorité d’entre eux (idem pour les vodkas) sont faits à partir d’un alcool de grain neutre distillé dans une grande raffinerie à Chatham, en Ontario.

Greenfield, la raffinerie où presque tous les distillateurs québécois s’approvisionnent en alcool pour faire gin, vodka et autres eaux-de-vie, est située à 827 km de Montréal. À l’échelle planétaire, ce n’est pas loin. Mais ce n’est pas non plus hyper local, et encore moins artisanal. On dit, cependant, qu’il s’agit d’un alcool neutre de grande qualité. Et l’utilisation de NGS (neutral grain spirit) est courante dans le monde entier.

La majorité des distillateurs et embouteilleurs qui l’utilisent argueront qu’il faut une base parfaitement neutre pour faire un gin. Celle-ci est par la suite puissamment aromatisée avec l’obligatoire genièvre, mais aussi mille et une herbes, « boréales » ou pas, qui permettent à chacun de produire un gin bien distinctif.

Après tout, les peintres produisent-ils eux-mêmes les toiles vierges sur lesquelles ils créent leurs œuvres ? Pour Fernando Balthazar, copropriétaire de la distillerie Les Subversifs, « c’est coûteux et c’est une perte de temps » de produire son alcool de base. Il faisait cette déclaration lors du festival de spiritueux québécois Tribute, tenu en septembre dernier.

Beaucoup de ses collègues sont du même avis que lui. Mais pas Paul Cirka, de la distillerie qui porte son nom.

Si on ne produit pas son alcool de base, peut-on vraiment dire qu’on est un distillateur ?

Paul Cirka, de la distillerie Cirka

« La base d’un gin n’est pas sans importance, contrairement à ce que semblent penser les autres, poursuit-il. Elle est intrinsèque au résultat final. C’est la base, quoi ! J’ai dû tester des kilos et des kilos de maïs, des douzaines et des douzaines de levures avant d’arriver à un résultat qui me plaisait. »

Parfums distinctifs

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La quasi-culte Société secrète, près de Percé, n’existe que pour mettre les saveurs régionales en bouteille. C’est sa mission première. « Je ne vois pas pourquoi on ferait un London Dry Gin classique ici. Ça n’aurait aucun rapport. Les gens qui viennent nous voir à la distillerie et ceux qui achètent nos produits à la SAQ cherchent à trouver les saveurs de notre coin du monde. »

L’économie circulaire est aussi au cœur des préoccupations du quatuor de propriétaires. Ils utilisent d’anciens fûts de bière locale pour affiner leurs produits et, une fois imprégnés des parfums de leur gin ou de leur Acerum (produit à venir), ceux-ci reprennent le chemin de la brasserie, avec une valeur ajoutée. Ils distillent du sirop d’érable déclassé et du marc de raisin qui se retrouverait autrement au compost.

Quelques autres microdistilleries québécoises élaborent leur base. Menaud, dans Charlevoix, produit son distillat de blé pour faire sa vodka et son gin. Champ libre fait son gin aromatisé au foin à partir de malt d’orge. Agricole est le premier spiritueux de cette brasserie-distillerie installée à Mercier. Oshlag, Distillerie des Appalaches, La Chaufferie, Les Vergers Lafrance, Michel Jodoin, Distillerie Shefford sont aussi des défenseurs de l’approche « du grain (fruit ou sirop !) à la bouteille ».

Un peu des deux

Mais la majorité des distilleries québécoises fonctionnent sur un modèle hybride. Dans la plupart des cas, même s’ils sont produits avec un alcool de base acheté en Ontario ou en Colombie-Britannique, les gins sont redistillés avec certains de leurs aromates, tel que prescrit par la loi canadienne. Dans bien des distilleries, les alcools blancs existent en partie pour permettre aux passionnés de l’alambic de réaliser des projets plus ambitieux, comme le whisky, qui nécessite trois années de vieillissement en fût.

La Distillerie du St. Laurent attend impatiemment son whisky, mais son Acerum (sirop d’érable) est arrivé sur le marché en décembre. La Distillerie 1769 a sorti son whisky de maïs et de seigle en 2018. La Distillerie Mitis fermente et distille du jus de canne à sucre et de la mélasse sur place, pour faire un spiritueux de sucre et un rhum. La Distillerie du Fjord a récemment produit une quantité confidentielle d’eau-de-vie de bleuet, en marge de son excellent gin km12. Wabasso se lance aussi dans l’Acerum. Et la liste se poursuit !

Dire ce qu’on fait, faire ce qu’on dit

Jean-François Théorêt résume la pensée de bien des distillateurs québécois.

Moi, ce qui me chicote, ce n’est pas l’utilisation d’alcool acheté ailleurs. Ce qui me chicote, c’est le manque de transparence. C’est le flou entretenu par certaines distilleries sur ce qui se trouve dans la bouteille.

Jean-François Théorêt, chef de l’exploitation et distillateur chez Oshlag

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« Et après, il faudrait peut-être se demander s’il y a un véritable travail d’artisan dans l’acte d’ajouter de l’eau à du NGS industriel et d’appeler ça une vodka ou dans celui d’acheter un whisky ou un rhum tout fait et de l’embouteiller. »

À l’autre bout du spectre, l’entrepreneur Nicolas Duvernois, créateur de Pur Vodka et de Romeo’s Gin, a sa propre définition d’un spiritueux québécois. Il considère que celui-ci doit être produit par une entreprise dont le siège social est au Québec et dont l’activité fiscale se fait aussi ici. « Le produit doit être fini ici, et je dirais que 51 % de celui-ci [l’eau et l’emballage comptent] devrait être québécois. » Son Romeo’s Gin est ce qu’on appelle un « compound gin », fait avec de l’alcool de grain neutre acheté, additionné d’eau et de distillats de genièvre, concombre, citron, aneth, lavande et amande.

Comme bien d’autres, M. Duvernois considère que le cadre législatif actuel ne permet pas de bâtir une entreprise florissante autour de spiritueux artisanaux produits de A à Z. « Ce serait mon rêve de pouvoir créer des produits de tripeux pas rentables ! » Si on se fie aux témoignages de ceux et celles qui le font, il n’a pas tout à fait tort.

« Origine Québec » sur la tablette

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Face au manque d’information sur la composition des produits distillés qui se trouvent sur ses tablettes et au mécontentement de certains distillateurs dont les produits étaient mal étiquetés, la SAQ a mis un moratoire sur son programme « Origine Québec ». Celui-ci identifiait les produits « québécois » dans les succursales du monopole d’État.

« On est en train de redéfinir cet étiquetage pour éviter de mêler tout le monde », confirme Linda Bouchard, du service des affaires publiques de la SAQ. « Il y aura fort probablement deux étiquetages différents.

« C’est un milieu qui bouge vraiment vite, poursuit Mme Bouchard. Historiquement, les Québécois ne sont pas des grands consommateurs de spiritueux, mais avec toutes les petites distilleries qui ont vu le jour chez nous, nous sommes devenus les plus grands consommateurs de gin au Canada.» D’après les statistiques récentes de la SAQ, 11 % des spiritueux vendus à la SAQ seraient québécois. Voilà quand même un pas de géant, franchi en moins de cinq ans.