(Paris) Le crachat déroge aux règles de bienséance occidentale. Mais Pierre-Jules Peyrat, sommelier à Paris, n’en démord pas : « C’est en recrachant le vin que vous allez être encore plus distingué en société. »

Face à une audience captivée réunie dans un bar parisien pour une soirée estivale de dégustation, il commence par plonger son nez dans un verre de rosé bien frais. Important de le humer avant de le goûter.

Une fois en bouche, en moins de 10 secondes, l’affaire est réglée : une légère mastication de droite à gauche, à peine si la bouche s’entrouvre façon « duck face » pour laisser passer un mince filet d’air, c’est le grumage. Puis, en un jet franc et dru, le rosé de Provence bio aux effluves fleuries se retrouve… au crachoir.

Pour les professionnels, vignerons, œnologues, sommeliers, cavistes, déguster le vin, c’est le regarder, l’aérer, le sentir et le goûter. Mais surtout le recracher, en maîtrisant au mieux l’art du crachat distingué. Le plus naturel possible.

« On croit tous que la déglutition fait qu’on va avoir des arômes en plus, mais c’est faux » : pour Olivier Thiénot, directeur de l’École du vin de France, qu’il a fondée en 2003 à Paris, « le fait d’avaler n’amène rien, au contraire ».

« Ce n’est pas l’ivresse qui importe dans le vin », acquiesce Madeleine Besanpenot, étudiante qui participe à la séance de dégustation parisienne.

« Après avoir craché, les arômes arrivent »

Déguster, c’est analyser : d’abord en identifiant les saveurs de base, l’amer, le sucré, le salé, l’acide, et la cinquième, l’umami, intermédiaire entre acidulé et sucré, une saveur prisée en Asie.

Vient ensuite l’analyse de la sensation tactile du vin : rugueux, astringent, perlant.

« Les arômes arrivent souvent après avoir craché », explique Christophe Marchais, œnologue professionnel dans la région de Nantes, dans l’ouest de la France.

Ce phénomène, nommé « rétro-olfaction », est « un bonheur bien plus intense que l’ivresse », selon M. Peyrat. Après avoir recraché, par le simple fait du passage de l’air sur les muqueuses, le vin apporte de nouveaux arômes, « d’autres persistances aromatiques », explique-t-il.

Le hic, c’est que recracher paraît « un peu bizarroïde » aux non-initiés, concède M. Marchais.

Certains craignent de gaspiller. D’autres de choquer. Ou tout simplement de se tâcher, d’éclabousser, bref, d’avoir l’air ridicule.

Pour les 7000 œnologues professionnels que compte la France, premier exportateur mondial de vin en valeur, « le recrachage est un geste banal », assure Olivier Thiénot, car ils peuvent lever le coude jusqu’à une centaine de fois par jour.

Avec près de 10 millions d’oenotouristes par an dans les caves et vignobles de France, le recrachage a vocation à sortir du giron professionnel.

Déjà l’École du vin de France, qui attire dans ses formations nombre d’amateurs de vins dont 12 % d’étrangers, enseigne lors des cours de dégustation la technique du recrachage.

Un art où il convient de garder une relative sobriété néanmoins, la médecine avertissant clairement que l’abus d’alcool fait augmenter - entre autres - le risque de cancers de la bouche, là où sont logées les fameuses papilles.

L’étiquette remplacera-t-elle la dégustation ?

Les associations de consommateurs, se plaignent d’ailleurs régulièrement de l’absence de clarté des étiquettes de vin, l’un des seuls produits alimentaires qui ne dévoile pas ses ingrédients.

Le secteur vinicole est passé maître dans la création d’un vocabulaire très imagé emprunté à la palette de la haute parfumerie pour décrire les sensations que captent les papilles. Mais ce vocabulaire, s’il fait rêver avec ses arômes de chèvrefeuille ou de fruits rouges, ses notes épicées, boisées ou de « pain brûlé », ne remplace pas une liste d’ingrédients sur une étiquette, insistent les associations de consommateurs.

Le lobby Vin et société, à l’origine d’une campagne pour expliquer le geste du recrachage aux amateurs, se dit aussi prêt à répondre à cette demande d’étiquetage clair. « Le texte est prêt, il a été élaboré par l’Organisation internationale du vin (OIV) et prévoit un marquage des calories et des ingrédients, du sucre à la gomme de cellulose, pour gagner en transparence », assure Joël Forgeau, vigneron à Mouzillon près de Nantes, et président de Vin et société.

Pour Olivier Thiénot, un marquage aussi précis ne pourra toutefois jamais remplacer une dégustation, car le vin n’est pas un produit industriel standardisé, estime-t-il. « Son goût vient de la parcelle, du sol, de la météo, de l’assemblage, du savoir-faire, et de tant d’autres choses. Un QR code donnant une liste d’ingrédients ne suffira pas. »

Même analyse pour le sommelier Pierre-Jules Peyrat, qui n’hésite pas à organiser des soirées de « recrachage » avec des clubs de dégustation pour jauger des vins et décider de leur avenir « sans être trop perturbé par l’effet de l’alcool ».

Lors d’« une grosse soirée, on a recraché 24 bouteilles à neuf personnes. On n’aurait pas pu les boire en les digérant, bien sûr ».