Je ne me rappelle pas l’été sans homard.

Je me rappelle l’arrivée des clémentines fraîches dans nos vies à Noël, après celles en conserve de ma petite enfance. Je me rappelle la rareté des artichauts, les pêches seulement en août que ma grand-mère nous servait avec du sel. Je me rappelle la découverte des moules, en Normandie, et du poulpe, bien plus tard, en Grèce, où j’ai finalement eu le courage de m’attaquer aux tentacules avec leurs ventouses.

Mais le homard, je ne me souviens pas de l’avoir découvert. Il a toujours été là, invité spécial de nos étés à la mer, mais aussi en ville. Cuit dans un énorme chaudron et mangé avec des instruments spéciaux qu’on sortait de leurs étuis de tissu doux, pour l’occasion. Des pinces, des fourchettes fines comme des aiguilles, des ciseaux pointus et des microcaquelons où on versait le beurre fondu.

C’était toujours la fête.

C’était spécial, mais aussi un rendez-vous dont on ne doutait pas, dont on attendait le retour. On avait peur de se faire prendre les doigts par leurs immenses et menaçantes pinces, parce que personne n’avait encore pensé mettre systématiquement des élastiques sur les bestioles. Et personne ne s’inquiétait de la souffrance des animaux. C’est arrivé bien plus tard.

Je me rappelle les discussions souriantes entre mes parents sur l’énergie à investir pour extraire de chaque patte le moindre bout de chair. Mon père était de l’école acharnée. Il mangeait « le vert » de l’estomac, d’ailleurs. Ce que personne d’autre n’aimait.

Je me rappelle aussi, plus tard, avoir été surprise de constater le peu de décorum accordé au crustacé dans ces restaurants de bord de mer du Maine ou de Cape Cod, où on sert le homard directement sorti de l’eau bouillante, savamment fracassé aux jointures par des coups de couteau stratégiques pour qu’on le décortique aisément. Les plateaux de plastique. Les bavoirs aussi.

Mais je ne me rappelle pas l’été sans homard.

* * *

J’en ai mangé aux Îles, mais surtout en Gaspésie, l’été dernier, justement.

De bonnes bêtes sorties de l’eau sous mes yeux dans des cages encore remplies d’appâts.

On adore ce fruit de mer, mais sa pêche est un peu absurde actuellement. On importe des maquereaux d’Europe pour attirer les homards, comme s’il n’y avait pas mieux à faire avec ces poissons dont les restes, immense gaspillage, sont jetés aux phoques et aux goélands.

Chaque fois que je vois des pêcheurs de homards, je leur parle du problème, ils me disent qu’ils en sont conscients, ils me racontent les efforts faits pour trouver d’autres façons d’attirer les crustacés dans leurs cages, peut-être avec des restes d’autres pêches, peut-être avec de la purée de carpe asiatique en boulettes. Et puis ils remettent leurs maquereaux en place, comme si la suite ne dépendait pas d’eux, mais d’une fée magique qui descendra un jour du Ciel, peut-être pendant la nuit, pour changer les façons de faire.

Au moins, la pêche est encadrée, les quantités sont surveillées et les pratiques aussi. Pour qu’il n’arrive pas ce qui est arrivé aux stocks de morues.

Mais au Québec, on a quand même hérité des habitudes, de la mentalité de monopêche qui a tant dominé dans le golfe pendant les belles années de ce poisson et qu’on a transférée à la pêche au homard.

Et comme on est tous tellement heureux d’en voir arriver dans notre assiette, on oublie de poser les questions difficiles.

J’adore le manger pas trop cuit, mais pas cru non plus, avec du beurre fondu au jus de citron. Ou encore froid avec de la mayonnaise. J’adore les pinces et la queue, mais il est vrai, comme disait mon père, que la chair des longues pattes fines mérite tout le travail qu’elle nécessite.

On y retrouve la finesse presque vanillée du crabe.

Pardon. Du crâbe.

Récemment, mille ans après tout le monde, j’ai découvert les vertus des pâtes au homard, un plat venu de chez Joe Beef avec des lardons et, surtout, de l’estragon, dont le goût anisé qui gèle presque les lèvres comme du poivre de Séchouan secoue parfaitement les notes iodées du crustacé.

Mais je n’ai jamais mangé mieux, dans cet ordre d’idées, que la macaronade au homard et au foie gras de la chef étoilée française Hélène Darroze, savourée hors menu un soir chez Joia, à Paris.

Vraiment un très, très grand moment. Même s’il n’y a pas grand-chose comme un bon sandwich au homard, ces fameux lobster rolls ou guédilles au homard, qu’on trouve en saison le long de la route qui longe le fleuve, de Saint-Roch-des-Aulnaies jusqu’à Percé, et qui fait le tour de la péninsule pour revenir vers Mont-Joli. On pourrait l’appeler la route du homard, d’ailleurs, avec arrêt spécial à Paspébiac où est installée une immense usine de transformation du homard.

Le meilleur endroit pour en acheter une caisse, bien emballée, réfrigérée, prête à reprendre la route pour rapporter la mer en ville.

Tout un pique-nique.

Je ne me rappelle pas l’été sans homard. Ce n’est pas la pandémie qui va changer ça.