Dans l’allée 13 du Rose Bowl, entre deux bouchées de « steamé » tout garni, le nouveau chef du Marcus, au chic Four Seasons, tente de définir sa vision de la gastronomie. Où est passée la « fine cuisine » ? Qu’en restera-t-il lorsque la ville aura fini de se convertir au poulet frit, à la pizza et aux hamburgers ? Jason Morris se pose beaucoup de questions. Mais il a une grande certitude : il vit pour cuisiner.

Une entrevue « officielle », deux parties de quilles (remportées par le chef !) et une séance de sanmai orishi (filetage de poisson à la japonaise) plus tard, on commence à deviner qu’on a affaire à une personne complexe, rigoureuse, pétrie de contradictions. Un peu farouche au début — « J’ai toujours l’impression que les gens comprennent mille choses différentes quand je parle » —, il n’est pas avare de réflexions profondes sur son métier.

C’est aux restaurants Fantôme et Pastel — qu’il a cédés à son ancien partenaire d’affaires Kabir Kapoor l’an dernier — que les Montréalais et les visiteurs ont appris à mieux connaître les plats surprenants et raffinés de Jason Morris. S’il est une chose que le chef a décidé qu’il ne sacrifierait jamais, c’est sa créativité.

  • Le champignon portobello n’a jamais été plus umami qu’avec sa croûte de koji caramélisé.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Le champignon portobello n’a jamais été plus umami qu’avec sa croûte de koji caramélisé.

  • Le flétan aux agrumes et à la salicorne est servi dans un dashi.

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    Le flétan aux agrumes et à la salicorne est servi dans un dashi.

  • Le bar noir avec champignons shimeji, huile de coco et ciboulette est un des plats les plus populaires du Marcus actuellement.

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    Le bar noir avec champignons shimeji, huile de coco et ciboulette est un des plats les plus populaires du Marcus actuellement.

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Même aux commandes d’une cuisine qui peut servir plus de 300 personnes par soir, avec une brigade qui lui était totalement inconnue il y a quelques mois, il réussit à créer des plats fort jolis, dont la beauté réside dans un parfait équilibre entre simplicité et intensité. Le crudo de hamachi est rehaussé d’une huile infusée au piment oiseau. Le champignon portobello n’a jamais été plus umami qu’avec sa croûte de koji caramélisée. Chaque assiette contient peu d’ingrédients, mais beaucoup de punch.

« Créer un menu, c’est tellement une belle chose. Quand on a ouvert Fantôme et Pastel, on a composé des centaines de menus, puis on les a jetés aux poubelles », dit Jason Morris.

Un menu, c’est comme un album de musique. Ce ne sont pas tous les morceaux qui se rendent jusqu’au produit final. Puis ça prend un équilibre. Il y a des succès instantanés, qui font l’unanimité, et d’autres compositions plus discrètes, à apprivoiser. C’est un tout.

Jason Morris, nouveau chef du Marcus

S’il aime travailler son menu de base jusqu’à la perfection, Jason Morris est également un grand amateur d’improvisation. C’est là qu’on distingue les vrais cuisiniers et cuisinières de ceux et celles qui se sont enlisés, croit-il.

« La créativité, c’est un muscle. Il faut l’exercer. Quand un client ou une cliente arrive au restaurant avec des restrictions alimentaires qui n’avaient pas été annoncées d’avance et qu’il faut lui servir un repas gastronomique de 12 services, il faut être capable de s’adapter très rapidement. Je ne comprends pas vraiment les chefs qui n’acceptent pas de faire ça. C’est notre boulot ! Ou du moins, c’est comme ça que je perçois le mien. Je suis là pour faire plaisir à ma clientèle. Et cuisiner, c’est LA chose que je serais capable de faire pour n’importe qui. »

La gastronomie dans le sang

« Si je me faisais de nouveaux amis et que je les invitais à manger chez moi, c’est sûr que je préparerais un repas vraiment extravagant, ajoute le chef. La gastronomie, c’est ce que je fais de mieux. Quand je commençais, au début de la vingtaine, chaque repas à la maison était pour moi une occasion de m’exercer. »

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Jason Morris sait apprécier toutes les formes de cuisine, mais il a un faible pour la plus gastronomique.

Avant d’aboutir au Marcus, Jason Morris s’est amplement exercé, dans sa cuisine et dans celles de plusieurs restaurants. Il commence chez un ami, tandis qu’il étudie à l’université pour travailler en publicité. « J’adore le défi de la publicité. Il faut réussir à être créatif et persuasif dans un cadre bien serré. » Encore aujourd’hui, il est fasciné par les pubs qui font mouche.

Mais l’appel de la cuisine est plus fort. Un jour, en passant devant le restaurant Milos, son oncle lui présente la chef Franca Mazza, qui lui offre un emploi sur-le-champ. Il fait l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) tout en travaillant au mythique restaurant grec de l’avenue du Parc, où il occupe d’abord le poste de poissonnier.

Lorsque Costas Spiliadis décide d’ouvrir une deuxième adresse dans un local voisin, le Cava, c’est Jason Morris qui en devient le chef. L’aventure est de courte durée, et le jeune passionné décide de parfaire ses connaissances à New York puis en Scandinavie. À son retour, en 2011, il participe à l’ouverture de Maison Boulud, dans l’hôtel Ritz-Carlton, en excellente compagnie. « On se tirait tous vers le haut », se souvient-il de ses collègues, parmi lesquels Massimo Piedimonte (anciennement au Mousso et sur le point d’ouvrir Cabaret l’Enfer), Alexandre Vachon (aujourd’hui chef au Manoir Hovey), Suyin Wong (pâtissière du Hof Kelsten) et plusieurs autres cuistots de haut niveau.

Dès 2015, l’ambitieux bourreau de cuisine vole de ses propres ailes, avec le pro du service Kabir Kapoor à ses côtés. Le tandem ouvre Fantôme, table de Griffintown un peu cachée mais vite réputée. Pastel suit en 2018, dans un des chics locaux de la rue McGill, dans le Vieux-Montréal. Ici, le chef souhaite encourager la spontanéité en cuisine et donner plus de liberté aux meilleurs éléments de son équipe. La fin de cette aventure, en 2020, sera douce-amère, le chef y ayant investi beaucoup de sa personnalité.

L’amour du Japon

Juste avant la pandémie, Jason Morris était au Japon pour une période indéfinie, question de se ressourcer et de préparer la suite. Cette suite, il rêvait qu’elle prenne la forme d’un microrestaurant, un peu comme au célèbre CHIUnE où il a travaillé, un comptoir de six places seulement, autour du chef Satoshi Furuta, à Tokyo.

Lorsqu’il en parlait à de potentiels investisseurs montréalais, on le regardait avec incrédulité. « Tu veux ouvrir un restaurant dont tu serais le seul employé ? », lui demandait-on. « Je trouve que ça a tellement de sens en ce moment. Il reste si peu de personnel en restauration. Et rien n’est plus intelligent que de bâtir une entreprise autour de ce que tu peux faire toi-même. Tu ne dépends de personne d’autre. »

Au Japon, en plus du CHIUnE en soirée, il passait ses matinées avec Masamichi Amamoto, loup solitaire et maître de sushi. Travailler 15 heures par jour ? Aucun problème pour le trentenaire avide de nouvelles connaissances.

J’aime le Japon parce que j’ai l’impression de comprendre les règles là-bas et de me développer réellement.

Jason Morris, nouveau chef du Marcus

« Une de mes tâches était de rouler les serviettes de table. J’avais beau m’appliquer, elles n’étaient jamais assez parfaites à leur goût. Au début, je ne voyais pas ce qu’ils voyaient. Puis mon regard s’est aiguisé et j’ai fini par arriver au niveau de perfection qui était attendu de moi. Le niveau de base est tellement élevé là-bas », ajoute-t-il.

Au retour d’un voyage qui a été écourté par la pandémie, l’expérience on ne peut plus intime dont rêvait le chef a dû être mise sur la glace. À la place, Jason a accepté de prendre les commandes d’une brigade de 15 cuisiniers, de nourrir environ 300 bouches par soir, en plus de proposer le brunch, le thé et d’assister à de nombreuses réunions chaque semaine. Tout un revirement de situation !

Cela dit, le chef trouve son compte dans ce grand défi qu’il ne croyait probablement pas avoir à relever un jour. Il aime le fait de côtoyer un gestionnaire de haut niveau comme David Wilkie (directeur général du Four Seasons) qui, dans le passé, a occupé des postes de directeur de la restauration dans plusieurs établissements de réputation internationale. De Marcus Samuelsson, le chef new-yorkais qui prête son nom à l’enseigne, il admire la capacité d’interaction avec les clients.

« De mon côté, un de mes points forts est de trouver des solutions créatives à de gros problèmes. J’adore ça. Et je comprends que pour pouvoir faire ce que j’ai le plus envie de faire, dont faire partager ma passion de la cuisine à mon équipe, il faut que le Marcus fonctionne et soit profitable. Il faut trouver des moyens d’être plus efficaces sans sacrifier la qualité. »

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Le chef achète certains de ses poissons au Japon et pratique le sanmai orishi, une méthode nippone de dépeçage qui réduit les pertes et coupe moins dans la chair.

Cela dit, il est des gestes importants que le chef prend très sérieusement. « Nettoyer et démonter un poisson à la manière nippone, par exemple, ça comporte plus de mouvements, mais on a moins de pertes, un meilleur contrôle et c’est beaucoup plus zen que la façon occidentale », nous explique-t-il tout en faisant une démonstration de sanmai orishi sur une dorade japonaise qu’il a reçue au Marcus.

Il garde toujours en tête le concept japonais de mottainai, qui exprime le regret de gaspiller quelque chose. Voilà qui est gagnant pour tout le monde, au bout du compte, et qui, mine de rien, pourrait le rapprocher de son rêve d’avoir un jour son comptoir de chef bien à lui.

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