On le connaît souvent de Camargue, de Guérande, de l’île de Ré ou de Maldon, mais certainement pas du Québec. Pour une des premières fois, des sels de mer et de la fleur de sel passent du Saint-Laurent à la table.

Dans le lot des changements de vie provoqués par la pandémie figurent parmi les plus improbables celui de Manuel Bujold Richard, Montréalais d’adoption, qui a mis sa carrière d’artiste contemporain en veilleuse pour se lancer dans la production de sel de mer sur la Haute-Côte-Nord. Un domaine où tout est à faire, puisque le sel de mer ne faisait, jusqu’à tout récemment, pas encore partie du panier québécois.

Si elle s’est matérialisée pendant la pandémie, l’idée de produire un sel de mer de finition trotte dans la tête de ce Gaspésien d’origine depuis un moment. « Lors d’un repas au restaurant, le chef nous a parlé de tout ce qu’il y avait dans l’assiette et à la toute fin, je l’ai regardé, j’ai regardé le pot de sel et j’ai dit : “Pis on finit ça avec de la fleur de sel de Camargue”, raconte le fondateur et président de Sel Saint Laurent. Il m’a répondu : “À vous de le faire !” »

PHOTO FOURNIE PAR MANUEL BUJOLD RICHARD

Manuel Bujold Richard

« Je ne connaissais absolument rien à l’agroalimentaire, mais l’instinct de l’artiste a tout le temps été de trouver l’affaire qui n’a jamais existé et que personne n’a jamais faite », poursuit-il. Un Néo-Brunswickois a bien tenté l’expérience dans la péninsule acadienne en 2014, mais l’aventure n’aura duré que quelques années.

Manuel Bujold Richard s’est donc installé aux Bergeronnes, petite municipalité au nord de Tadoussac, où il puise l’eau de mer dans l’estuaire, la filtre et en extrait le sel par évaporation, un procédé qui rappelle celui des cabanes à sucre. En avril dernier, Sel Saint Laurent mettait en vente les 200 premières unités de sa récolte d’hiver. Aujourd’hui, son sel est offert dans une dizaine de points de vente ainsi qu’en ligne.

PHOTO FOURNIE PAR MANUEL BUJOLD RICHARD

L'entreprise Sel Saint-Laurent puise l'eau dans l'estuaire du Saint-Laurent, non loin de Tadoussac.

Une fleur de sel gaspésienne

Pendant ce temps, sur la pointe de la péninsule gaspésienne, Roberto Blondin, pêcheur de homard, maire de Sainte-Thérèse-de-​Gaspé et instigateur de la Journée de la marmotte à Val-d’Espoir, travaillait depuis trois ans « à temps perdu » à la production d’une première fleur de sel gaspésienne. Le hasard veut qu’après de nombreux essais et erreurs, ce soit maintenant que son produit est prêt à être commercialisé. Les premières unités devraient arriver sur les tablettes de poissonneries et d’épiceries fines du Québec à la fin du mois.

PHOTO FOURNIE PAR ROBERTO BLONDIN

Fleur de sel gaspésienne produite par Roberto Blondin

« Ma fleur de sel se distingue des autres fleurs par ses granules plus fines, plus floconneuses, mais juste assez sèches, explique ce grand consommateur. L’arrière-goût est doux. » Un arrière-goût apporté par des oligo-éléments comme le magnésium, le potassium et le sodium, qui donnent aux sels de chaque région ses particularités, explique M. Blondin.

Et de trois !

Un troisième acteur, situé dans le Bas-Saint-Laurent, entre lui aussi ces jours-ci dans l’aventure du sel. Baptisé Sauniers – du nom des travailleurs qui récoltent le sel –, le projet regroupe divers acteurs du monde de la restauration et de l’ingénierie, dont Guy-Vincent Melo, cofondateur de l’Association des restaurateurs de rue du Québec et promoteur d’évènements gastronomiques. L’équipe s’est associée à Chasse-Marée, une initiative de pêche durable et traçable, pour pomper l’eau en haute mer.

« On est en mode recherche et développement, mais on est satisfaits d’où on est rendus et on part en production fin juin, début juillet », indique Guy-Vincent Melo. Pour ses débuts, Sauniers n’approvisionnera que les transformateurs alimentaires et les restaurateurs.

  • Sel produit par l'entreprise Sauniers

    PHOTO FOURNIE PAR SAUNIERS

    Sel produit par l'entreprise Sauniers

  • Une partie de l’équipement utilisé par Sauniers pour extirper le sel du fleuve Saint-Laurent.

    PHOTO FOURNIE PAR SAUNIERS

    Une partie de l’équipement utilisé par Sauniers pour extirper le sel du fleuve Saint-Laurent.

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L’un des principaux objectifs poursuivis par l’équipe de Sauniers est d’atteindre une baisse des coûts de production qui permettrait une plus grande accessibilité du sel de mer pour les Québécois. « Il ne faut pas tomber dans le produit de luxe pour une commodité qui est simple », croit M. Melo.

Mais contrairement à la France, le Québec ne dispose pas de marais salants qui sont balayés par le vent et chauffés par le soleil. Ici, le climat est un défi. Produire du sel de mer en grande quantité requiert beaucoup d’énergie.

C’est sûr que le coût de production de notre fleur de sel va être beaucoup plus élevé. Ce qui nous avantage, c’est qu’on est capables de produire à l’année.

Roberto Blondin, producteur

Produire en circuit fermé permet également de mieux contrôler la qualité du sel. Les producteurs, qui puisent leur eau dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, vantent aussi sa qualité. « Je pense qu’on a, en général, une mer qui n’est pas polluée en Gaspésie », dit Roberto Blondin.

Sur la Côte-Nord, Manuel Bujold Richard s’approvisionne à l’intérieur du parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, au pied d’une falaise où, selon ses analyses, une partie de l’eau de fond remonte en surface. Mais sa volonté est grande d’aller pomper l’eau à 200 m de profondeur, là où passe le courant du Labrador, qui transporte, depuis l’Arctique, une eau qu’il qualifie d’une « rare pureté », où les particules de microplastique y seraient moins présentes qu’en surface.

Or, le parc marin étant une aire marine protégée, haut lieu d’observation des mammifères marins en été, l’obtention de permis est complexe. Pour préserver l’habitat des cétacés, il dit prévoir de pomper l’eau l’automne, lorsque ceux-ci auront quitté la région.

Continuer d’évoluer

Ce projet s’inscrit également à l’intérieur d’un plan de construction d’une usine avec de grands bassins, aux Bergeronnes, qui utiliserait le froid pour traiter le sel. Sans vouloir en dévoiler les secrets, Manuel Bujold Richard utilise l’image d’un lac gelé pour expliquer la logique du procédé.

L’eau va geler sur le dessus et le sel va se concentrer en dessous. C’est ce qu’on va récolter à un moment choisi dans l’année pour pouvoir commencer l’étape 2 de la transformation.

Manuel Bujold Richard, producteur

Inspiré par son beau-père Luc Desrochers, grand producteur de laitue en serres à Mirabel, il compte aussi aménager un complexe de serres solaires passives autour des bassins. Il estime que cette façon de faire lui permettrait d’économiser de 50 % à 60 % de l’énergie qui est requise pour la transformation de l’eau de mer.

À Percé, en Gaspésie, Roberto Blondin compte conserver sa production artisanale. À court terme, il prévoit faire passer son volume de production de 30 à 50 kg par semaine. S’il affirme être le premier Gaspésien à se lancer dans cette aventure, il dit être certain qu’il ne sera pas le dernier.

Guy-Vincent Melo souhaite voir des producteurs de sel essaimer dans les différentes régions qui bordent le Saint-Laurent. « J’aime bien l’idée que le Québec puisse se doter de différents endroits où on va pouvoir puiser l’eau et faire des dénominations comme il y en a en France. […] Il y a une trace de sel au Québec dans la littérature, même dans les chansons de Félix Leclerc. C’est intéressant de voir à quel point, au Québec, on est attachés au sel sans nécessairement être un producteur. »

Sel de mer ou fleur de sel ?

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Cristaux de sel de Sel Saint-Laurent

Produite en moins grande quantité que le gros sel, la fleur de sel consiste généralement en la mince couche de cristaux blancs qui se forme à la surface des marais salants. En France, la fleur de sel de Guérande possède une indication géographique protégée (IGP) et celle de Camargue est en voie de l’obtenir. Au Québec, l’appellation n’est pas encadrée. Outre le mode de production, la granulométrie joue un rôle dans la caractérisation de la fleur de sel. Celle de la fleur de sel est typiquement comprise entre 0 et 4 mm, alors que celle du gros sel se situe entre 1 et 6 mm. Sel Saint Laurent dit produire des cristaux de sel qui ont une granulométrie semblable à celle de la fleur de sel, mais dont la forme de plusieurs, pyramidale, est différente. Idem pour Sauniers. C’est pourquoi ils privilégient l’appellation « sel de mer ». Roberto Blondin qualifie quant à lui son produit de fleur de sel en raison de sa forme cubique.

Consultez le site de Sel Saint-Laurent