(Saint-Blaise) En cette journée prometteuse, mais encore fraîche, la chef du restaurant Su nous accueille sur sa terre de Saint-Blaise, en Montérégie. Une maison de 1858 en mal d’amour en est à la dernière phase de sa restauration. Tout autour, des champs de terre et de rocaille s’étirent vers l’horizon. Un paradis gourmand en construction…

Une cuisine à échelle humaine

Ici, il y aura un potager luxuriant gorgé de légumes et de fines herbes, et là, un poulailler. Plus loin, une grange chaleureuse accueillera les convives d’un restaurant intime où seront servis des plats exquis, apprêtés à même les produits de la terre locale.

Des choses « vraies » à échelle humaine : c’est le rêve maintenant palpable de la propriétaire des lieux qui chérissait, depuis des années, un désir d’autosuffisance.

Fisun Ercan a toujours cru réaliser ce projet au bord de la Méditerranée. Mais en décembre 2017, en tapant le mot « fermette » sur Google, elle est tombée sur cette maison ancestrale dont ne restent plus aujourd’hui que le manteau de pierres et quelques traces du passé précieusement conservées. « Quand je repense à ce jour, je me dis que c’est fou. On pensait qu’il y aurait beaucoup de travaux à faire, mais ce n’était pas la moitié de ce qu’on a fait jusqu’à maintenant. »

PHOTO FOURNIE PAR FISUN ERCAN

« C’est comme des enfants qu’on accompagne de la naissance jusqu’à leur vie adulte », dit la chef Fisun Ercan des plants qu’elle cultive chez elle, en Montérégie.

L’offre d’achat — probablement la seule, dit-elle d’un rire de gamine timide — s’est conclue trois mois plus tard. En parallèle, elle commençait des semis dans son condo de L’Île-des-Sœurs, armée d’une vingtaine de livres sur le jardinage et de beaucoup d’enthousiasme. Déjà, l’année dernière, elle a pu fournir environ 70 % des légumes du restaurant Su avec sa première récolte. Elle prévoit l’approvisionner à 97 % cette année en cultivant davantage.

Les mains dans la terre

Dans la verrière de la maison de Saint-Blaise, 650 des 900 plants qu’elle a semés attendent une température plus clémente pour être mis en terre. Il y a six variétés de tomates, quatre de piments et d’aubergines et d’autres ingrédients essentiels à la cuisine turque du Su : okras, haricots verts, radis, betteraves, courgettes, bettes à carde, chou frisé, fleurs comestibles, fines herbes…

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

La maison de Fisun Ercan à Saint-Blaise, en Montérégie

Fisun Ercan s’est mise au jardinage avec son instinct de chef, en souhaitant maîtriser la qualité des ingrédients. « Depuis des années, je me chicane avec des fournisseurs de légumes parce que je trouve que leurs produits ne sont pas assez frais. Je ne suis jamais satisfaite. » Elle s’est découvert, au passage, une fascination pour le monde végétal.

« C’est comme des enfants qu’on accompagne de la naissance jusqu’à leur vie adulte », dit-elle avec une certaine tendresse. D’une toute petite graine naît une pousse, d’abord frêle, qui devient un plan assez solide pour résister aux éléments avec une énergie intense. « C’est ce cycle de vie qui m’intéresse le plus : cette force de survie et cette générosité de la nature. Qui aurait dit que je puiserais un jour ma motivation et mon inspiration de mes plantes ? », dit-elle en rigolant.

À Izmir, en Turquie, où elle a grandi, les légumes étaient fraîchement sortis du potager. Depuis 15 ans, comme chef, elle n’a cessé de rechercher ce goût qu’elle n’a jamais pu oublier. En cuisinant ses propres aubergines, la première fois, elle a pleuré. Rien, dit-elle, ne peut remplacer cette saveur.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Au moment de la visite de La Presse, Fisun Ercan attendait des températures plus clémentes pour mettre de nombreux plants en terre.

Pour une cuisine plus humaine

« Quand on est chef et qu’on le fait avec passion, on souhaite bien nourrir les gens, ce qui ne signifie pas de noyer les plats sous des tonnes de beurre et de crème, précise-t-elle, mais s’assurer d’avoir les meilleurs aliments. Quand on sait d’où ils viennent, qui les a fait pousser et dans quelles conditions, c’est un bon départ. »

Depuis trois ans, elle travaille avec une petite ferme de Kamouraska qui élève des agneaux en pâturage. Un jour, elle aimerait se procurer à moins de 100 km de Montréal tous les aliments qu’elle ne peut fournir, à l’exception des épices. On risque peu de la voir se lancer dans l’élevage, si ce n’est des poules. « Je préfère soutenir un éleveur qui ne fait que ça et qui le fait bien, et me concentrer sur mes activités de chef. »

PHOTO FOURNIE PAR FISUN ERCAN

La terre cultivée par Fisun Ercan à Saint-Blaise,
en Montérégie

Nous sommes ce que nous mangeons, rappelle Fisun Ercan. 

« La production et la culture de masse, c’est ce qui tue l’humanité. Personne n’a besoin de manger 500 grammes de viande en un repas. On abuse. » 

Or, la nature est généreuse quand on ne la perturbe pas. Avec une seule tomate qui porte des dizaines de graines, on peut faire un jardin de tomates. « On dit souvent qu’on n’aura éventuellement plus ce qu’il faut pour nourrir l’humanité, mais c’est parce qu’on utilise mal ce que la nature nous offre. On jette, on gaspille tout. »

PHOTO FOURNIE PAR FISUN ERCAN

Fisun Ercan au travail sur sa terre, l’été dernier

Les déchets organiques du Su sont maintenant compostés à Saint-Blaise et nourriront à nouveau la terre du potager. « J’essaie de faire aussi peu de gaspillage que possible, indique-t-elle. Notre poubelle s’est réduite de 80 % depuis qu’on fait du compost. » À la campagne, elle recycle l’eau de pluie et n’utilise ni pesticides ni herbicides.

« Cette connexion avec la nature me donne l’impression d’être plus humaine et plus connectée à mon environnement, ce qu’on perd en vivant en ville. Je me sens vivante en agissant de la sorte. J’ai l’impression de faire ma part pour cette planète, de faire ce que je peux en tant que personne responsable. »

Repenser sa vie

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE

Des plants attendent d’être mis en terre dans la verrière de Fisun Ercan, à Saint-Blaise, en Montérégie.

Cet été, Fisun Ercan fait le pari de fermer son restaurant les mardi et mercredi, en plus du lundi qui était déjà jour de congé. L’équipe de cuisiniers se réjouit à l’idée de venir travailler à la campagne deux journées par semaine pour participer à l’entretien du potager et s’en inspirer. Dès que la grange sera prête, la chef espère aussi y ouvrir un restaurant où elle pourra accueillir entre 30 et 40 personnes, et servir des plats qui rendent hommage à la beauté de la nature. Une cuisine pure : de la terre à la table.

À l’automne, elle compte donner des ateliers culinaires dans cette cuisine accueillante qu’elle a pensée en puisant dans ses souvenirs d’enfance. Sa grand-mère recevait des gens presque tous les soirs dans la sienne. Les soupers étaient chaleureux. Celle de Fisun Ercan sera le cœur de cette maison. Un jour, peut-être aura-t-elle des arbres fruitiers qu’elle pourra voir de sa fenêtre, rêve-t-elle tout haut dans cette langue qu’elle ne connaissait pas en arrivant au Québec avec sa fille, il y a un peu plus de deux décennies.

PHOTO FOURNIE PAR FISUN ERCAN

Fisun Ercan fait pousser ses propres aubergines sur sa terre, à Saint-Blaise, en Montérégie.

« Après 15 ans de restauration, à travailler tous les jours, et de soir, j’ai réalisé que ça fait des années que je ne vois pas le soleil se coucher. C’est bien beau, le travail, mais il faut vivre un peu », dit-elle avec ravissement. À 50 ans, tout juste sonnés, Fisun Ercan pose de nouveau ses valises — à la campagne cette fois — et s’offre des couchers de soleil tous les jours.

Recette : Aubergines farcies à l’agneau épicé (mais pas piquant) de Fisun Ercan

PHOTO FOURNIE PAR FISUN ERCAN

Aubergines farcies à l’agneau épicé (mais pas piquant) de Fisun Ercan

Ingrédients

• 4 petites aubergines italiennes

• Sel de mer

• Huile de canola (pour la friture)

• 1 c. à soupe de pâte de tomate

Farce

• 500 g d’agneau ou de bœuf haché

• 1 oignon moyen, coupé en dés

• 3-4 tomates bien mûres et rouges, épluchées, épépinées et coupées en dés

• 1 poivron vert, épépiné et coupé en dés

• 1/4 de tasse (60 ml) d’huile d’olive extra-vierge

• Sel de mer

• 1/2 tasse de persil haché

• 1 c. à soupe de mélange d’épices

Mélange d’épices

• 1/2 c. à soupe de graines de cumin

• 1/2 c. à soupe de piment rouge turc (piment séché) ou de chili broyé

• 1/4 de c. à soupe de graines de coriandre

• 1/4 de c. à soupe de graines de poivre

Préparation

1. Moudre les épices dans un moulin à café. Réserver.

2. Peler de 3 à 4 lanières sur chaque aubergine. Faire une incision dans le sens de la longueur pour pouvoir farcir les aubergines après la cuisson. Les laisser tremper dans l’eau froide salée de 15 à 20 minutes, puis essuyer.

3. Dans un poêlon profond de 2 po (5 cm) ou dans une friteuse, faire chauffer l’huile de canola, puis y déposer les aubergines. Cuire de tous les côtés jusqu’à ce qu’elles aient ramolli et qu’elles soient dorées. Réserver sur une feuille de papier absorbant pour enlever l’excédent d’huile.

4. Dans un poêlon, chauffer l’huile d’olive, brunir l’agneau et faire sauter l’oignon, puis les tomates. Saler et ajouter le mélange d’épices. Faire mijoter de 15 à 20 minutes et ajouter le poivron.

5. Chauffer le four à 400 °F.

6. Mettre les aubergines frites dans une rôtissoire, ouvrir les incisions et les farcir du mélange de l’agneau mijoté. Diluer la pâte de tomate dans 1/2 tasse d’eau et verser dans la rôtissoire. Finir la cuisson du plat au four environ 10 minutes.