Alors que l'infiltration du crime organisé dans la gestion des sols contaminés est décriée de toutes parts, le gouvernement diminue année après année le nombre d'inspections, le nombre d'enquêtes, le nombre d'inspecteurs et le nombre d'enquêteurs en environnement. L'industrie en est réduite à payer des firmes de sécurité privées pour traquer les criminels à la place des fonctionnaires débordés.

La Presse révélait en juin qu'aucune accusation criminelle ne serait portée contre les suspects identifiés au cours du projet Naphtalène, une enquête policière qui avait mis au jour une organisation criminelle infiltrée au sein de l'industrie de la décontamination depuis 2015, notamment par l'entremise d'anciennes relations des Hells Angels.

Les suspects proposaient des prix imbattables et allaient déverser les sols contaminés illégalement à la campagne plutôt que de les envoyer dans un site accrédité. La police avait découvert plus de 80 sites pollués. Plusieurs sources policières et du milieu des affaires confirment par ailleurs que la situation se poursuit de plus belle.

La ministre de l'Environnement elle-même s'est dite « écoeurée » par la situation et a dénoncé à plusieurs reprises la présence du crime organisé dans le marché ces derniers mois.

4000 inspections de moins par année

Or, au moment même où le crime organisé exerçait une pression sur le marché, les inspections et enquêtes du Ministère pour lutter contre les infractions diminuaient de plus en plus.

Des chiffres obtenus par La Presse grâce à une demande d'accès à l'information démontrent que le nombre annuel d'inspections sur le terrain par le ministère de l'Environnement a diminué de 23 % entre 2011-2012 et 2017-2018. Ces inspections concernent le respect de différentes règles environnementales, y compris sur la gestion des sols contaminés.

NOMBRE D'INSPECTIONS SUR LE TERRAIN 

• 2011-2012 : 17 817

• 2017-2018 : 13 734

Le nombre d'enquêtes du Ministère a quant à lui diminué de 18 % ces dernières années, passant de 130 en 2013-2014 à 107 en 2017-2018.

Pendant la même période, le nombre d'inspecteurs a diminué de façon constante, passant de 281 lors de l'élection du gouvernement Couillard il y a quatre ans à 269 aujourd'hui, selon les chiffres fournis par le Ministère.

Et en réalité, la diminution des effectifs est encore pire qu'il n'y paraît, selon le Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec (SFPQ) : en raison des absences et des postes non pourvus, il n'y aurait que 243 inspecteurs en environnement au travail à l'heure actuelle, soit 14 % de moins qu'il y a quatre ans.

NOMBRE D'INSPECTEURS ACTIFS

• 2014-2015 : 281

• 2017-2018 : 243

Le nombre d'enquêteurs a quant à lui diminué très légèrement, passant de 19 lors de l'arrivée des libéraux au pouvoir à 17 aujourd'hui.

Les données du SFPQ montrent par ailleurs que pour le secteur des sols contaminés spécifiquement, le nombre annuel d'inspections est passé de 268 en 2014-2015 à 179 en 2016-2017.

Le syndicat dénonce «l'austérité»

Le président du SFPQ, Christian Daigle, se dit « furieux » et « sidéré » devant cette baisse « majeure » des ressources vouées à la protection de l'environnement. « Quand le gouvernement Couillard se targue d'être un défenseur de l'environnement... on repassera ! »

Il blâme « l'austérité et les coupures ».

« L'impact, on le voit aujourd'hui. On voit les dommages que ça cause. Les sols contaminés déversés à Sainte-Sophie, pendant combien de temps on va en subir les dommages ? », demande-t-il, en référence à un rapport cité devant la cour cette semaine qui évoquait le risque de « mutations » chez certains animaux en raison de déversements sauvages dans les Laurentides.

« Les gens qui se font embaucher dans ce domaine-là y vont pour défendre l'environnement. Mais ils se rendent compte qu'ils ne peuvent pas faire le dixième de ce qu'ils voudraient, parce qu'il y a trop à faire. C'est décourageant », dit-il.

Richard Perron, président du Syndicat des professionnels du gouvernement du Québec, s'inquiète aussi de l'attitude du gouvernement. « Ils coupent, ils coupent, ils coupent, et ils croisent les doigts en espérant que tout va bien aller. C'est irresponsable, quand on a vécu ce qu'on a vécu récemment », dit-il.

Le privé entre en scène

Selon ce qu'a constaté La Presse, plusieurs entreprises légales qui travaillent dans la décontamination et qui voient leur part de marché grugée par les criminels ont choisi de se tourner vers des entreprises de sécurité privées pour traquer elles-mêmes les délinquants, plutôt que d'attendre quoi que ce soit du gouvernement.

Plusieurs entreprises de sécurité ont été embauchées pour repérer la présence de relations du crime organisé dans l'industrie, ou pour prendre des camions de terre en filature et identifier des sites de déversement illégaux. Des laboratoires ont même offert d'analyser gratuitement les échantillons recueillis par des détectives privés sur des sites de déversement louches, afin de lutter contre le phénomène.

Paul Laurier, un policier retraité qui travaille comme vice-président pour la firme de renseignement Artemis, dit avoir eu connaissance de trois dossiers majeurs de déversements illégaux découverts grâce aux enquêtes privées commandées par des entreprises.

« Les sols contaminés, c'est catastrophique présentement et le Ministère n'est pas là » - Paul Laurier

« Les entreprises en décontamination subissent des pertes majeures, leur industrie est en train de mourir à petit feu. Moi-même, j'ai photographié des déversements. C'est alarmant », ajoute-t-il.

Chez SIRCO, une agence d'enquête et de protection qui emploie plusieurs équipes de filature, on confirme qu'il y a un gros marché actuellement pour les enquêtes en matière de crimes environnementaux. L'agence a pris des gens en flagrant délit de déversement illégal.

« On a monté des dossiers pour des clients et je sais qu'on a beaucoup de confrères d'autres compagnies qui en ont fait aussi. Il y a un mouvement en ce moment. Souvent, ça se passe la nuit, en soirée, les fins de semaine, quand les gens pensent avoir moins de chance de se faire prendre », dit le président de SIRCO, Claude A. Sarrazin.

« Maintenant, est-ce que c'est à l'industrie elle-même de faire ces enquêtes ? Ce n'est pas à moi de juger », dit-il.

Le son de cloche est similaire chez Commissionnaires du Québec, un acteur majeur de la sécurité privée. « Nous avons eu des mandats spécifiques par rapport à des sols contaminés », affirme Marc Parent, chef de la direction.

Ancien directeur de la police de Montréal, il souligne toutefois les règles strictes qui doivent encadrer le travail des enquêteurs privés dans ce genre de dossiers commandés par des clients commerciaux.

« La filature, la surveillance par caméras, c'est intrusif. C'est important d'avoir des motifs raisonnables et sérieux. Il faut plus que des doutes ou des soupçons, des rumeurs ou des perceptions. Les moyens utilisés doivent être nécessaires pour vérifier les agissements et être le moins intrusifs possible. Le Bureau de la sécurité privée est très strict là-dessus », dit-il.

Enjeu de sécurité

De son côté, le SFPQ s'inquiète de ce recours croissant au secteur privé pour la gestion du phénomène des déversements sauvages. Il réclame que l'État prenne davantage ses responsabilités en la matière.

« Ce n'est pas aux compagnies d'embaucher du monde pour ça, c'est à nous de faire ce travail-là, dans l'intérêt public. C'est la sécurité de la population qui est en cause ! », insiste Christian Daigle.

Ni le Ministère ni le cabinet de la ministre n'ont répondu aux questions de La Presse hier.

- Avec la collaboration de William Leclerc

***

RÉACTIONS DE L'OPPOSITION

Le PQ contre la « privatisation » de la surveillance



Le Parti québécois réclame depuis longtemps une intervention plus musclée du gouvernement pour forcer la décontamination des sols à se faire dans des sites québécois accrédités. Il s'inquiète maintenant de voir des entreprises privées prendre la relève de l'État pour le suivi des déversements illégaux sur le terrain. « Il y a une dérive vers une forme de privatisation d'un service qui devrait être assuré par l'État. Ça veut dire qu'on n'a pas de garantie quant à l'expertise, et ça veut dire qu'il y a juste ceux qui ont les moyens de payer qui peuvent se le permettre. Nous, on veut redonner l'expertise à l'État pour faire son travail », explique le député Sylvain Gaudreault.

La CAQ a lancé un ultimatum



La Coalition avenir Québec estime que le gouvernement libéral n'a « pas pris le problème au sérieux », au vu des nouvelles données dévoilées aujourd'hui. « On a des entreprises exemplaires qui respectent les protocoles et sont prêtes à recevoir les sols, mais elles sont pénalisées, car leurs coûts sont plus élevés que ceux qui s'en vont en disposer en Ontario ou ailleurs sans suivre la réglementation », souligne le député Mathieu Lemay. La CAQ a lancé un ultimatum à la ministre de l'Environnement pour connaître ses intentions réglementaires à ce sujet et attend toujours une réponse, souligne-t-il.

« Pire qu'il n'y paraît », selon QS



« La problématique globale dans cette histoire, c'est le manque d'inspection et le manque d'inspecteurs », affirme la députée de Québec solidaire Manon Massé. Son parti avait déjà dénoncé la baisse des inspections l'an dernier. Mme Massé souligne que la baisse est « pire qu'il n'y parait » parce qu'une part croissante des inspections est constituée de visites de sensibilisation effectuée dans le cadre d'emplois étudiants. « Ces « inspecteurs étudiants » ne sont pas une nouveauté, mais le nombre de visites étudiantes sont en augmentation constante, 36 % de plus cette année que l'année précédente. Je n'ai rien contre les emplois étudiant, mais quand leur travail est comptabilisé dans le même tableau que les inspections régulières (...), j'éprouve un profond malaise », dit-elle.