Sur les réseaux sociaux, l'affaire est déjà jugée : la crise nucléaire de Fukushima a tué l'océan Pacifique, contaminé la côte ouest du Canada et des États-Unis, et met la planète en danger. Trois ans après l'accident nucléaire au Japon qui a terrifié le globe, les rumeurs ont remplacé les faits. La Presse s'est entretenue avec des experts pour dresser un portrait de la situation.

Plus de 18 500 personnes sont mortes dans le tsunami qui a dévasté la côte japonaise le 11 mars 2011. L'océan a aussi frappé la centrale nucléaire Fukushima Daiichi, où trois des six réacteurs ont été affectés, relâchant du matériel radioactif dans l'atmosphère. L'eau contaminée continue à ce jour de couler jusqu'à l'océan. Entretien sur les répercussions de la crise.

L'océan Pacifique est-il contaminé?

Malcolm Crick - Après le tsunami, des débris du Japon ont rejoint Hawaii, l'Alaska et la Colombie-Britannique, mais la radioactivité ne se comporte pas comme un objet solide. L'océan Pacifique est le plus grand plan d'eau du monde et le phénomène de dilution est à l'oeuvre. Dès qu'on quitte la région immédiate de Fukushima, les taux enregistrés ne posent pas problème, et sont pratiquement impossibles à distinguer des taux de radioactivité présents naturellement.

Ken Buesseler - Même lorsque nous nous approchons en bateau à 3 km de Fukushima Daiichi pour prendre des échantillons, nos instruments montrent que nous ne recevons pas de doses menaçantes de radiation. Dans l'océan, c'est la même chose: à l'endroit où nous étions, l'eau était assez pure pour être bue. L'inquiétude pour la contamination est dans la chaîne alimentaire, c'est pourquoi nous retournons au Japon régulièrement pour prendre des échantillons de poissons.

Les poissons sont-ils dangereux pour la consommation?

Ken Buesseler - La pêche est toujours fermée dans les environs de Fukushima. Une mesure justifiée, car les poissons testés, surtout les poissons de fond, contiennent des concentrations de césium et d'autres radionucléides supérieures aux normes japonaises. Or, dès qu'on quitte la région immédiate, les taux de césium ne sont pas problématiques, et les poissons peuvent être consommés sans danger. Le thon rouge du Pacifique, qui traverse l'océan jusque sur la côte américaine, peut absorber du césium dans la région de Fukushima, mais expulsera les radionucléides par la suite durant son long voyage, de sorte que les poissons pêchés dans l'est du Pacifique présentent des doses insignifiantes de césium, souvent 1000 fois inférieures aux doses de polonium-210, un élément chimique présent naturellement dans l'océan.

La côte ouest du Canada et des États-Unis est-elle contaminée?

Malcolm Crick - Juste après l'accident nucléaire, en 2011, il y avait beaucoup d'inquiétudes et les données fiables manquaient. Depuis, nous avons une bien meilleure lecture de la situation, et ce que nous voyons n'est pas préoccupant. Il faut toutefois continuer à surveiller et contrôler la situation. Quand nous discutons entre scientifiques, nous sommes d'avis que les craintes élevées du public ne sont pas justifiées.

Ken Buesseler - Récemment, j'ai reçu un appel des gens qui avaient peur d'aller à Hawaii. J'ai aussi parlé à un couple de Santa Cruz, en Californie, qui voulait vendre sa maison et qui interdisait à leur fils de faire du surf. Cette paranoïa n'est pas justifiée. Les dangers sont réels pour les travailleurs qui décontaminent Fukushima. Or, même près des côtes de Fukushima, la concentration en radionucléides que nous avons décelée dans l'océan est bien en deçà des limites acceptables dans l'eau potable.

Gordon Edwards - Si la situation à Fukushima était maîtrisée, je n'aurais aucune crainte pour les gens d'Hawaii et de la côte ouest de l'Amérique du Nord. Or, TEPCO [l'entreprise Tokyo Electric Power, propriétaire de la centrale] continue d'utiliser 400 tonnes d'eau par jour pour refroidir le combustible nucléaire. Cette eau très contaminée est stockée dans d'immenses réservoirs. Un autre tremblement de terre majeur dans la région pourrait avoir des conséquences importantes.

Le stockage d'eau contaminée sur le site de la centrale poste-t-il problème?

Gordon Edwards - L'eau utilisée pour refroidir le combustible radioactif devient évidemment très radioactive et doit être stockée sur place. Pour ce faire, TEPCO a dû raser une forêt pour construire plus de 1000 citernes géantes. Il y a déjà eu des fuites: dans un cas, une flaque d'eau émettait tellement de radioactivité que le simple fait de s'immobiliser tout près durant une heure donne une dose équivalente à celle reçue par un employé qui travaille avec des matières radioactives les plus dangereuses pendant cinq ans. Un système pour décontaminer cette eau est en construction, mais un tel filtre ne peut pas enlever tous les radionucléides, dont la filtration est partielle.

Ken Buesseler - Il s'agit d'un problème qui continue, et qu'il faut suivre avec attention. Les citernes géantes ont déjà eu des fuites, et cette eau contient du strontium 90, beaucoup plus dangereux pour l'humain que le césium-137, qui a été relâché durant l'accident nucléaire. Si toutes les citernes devaient céder en même temps, il y aurait un danger pour la région. Mais, encore une fois, la situation est plus dangereuse pour les travailleurs que pour quiconque. Il faut être posé et méticuleux en analysant la question. Attiser la peur des gens est comme crier au feu dans une salle de spectacle bondée.

La radiation qui s'échappe toujours dans l'océan est-elle inquiétante?

Gordon Edwards - Les fuites continuent. Récemment, les chercheurs de TEPCO ont rapporté avoir analysé de l'eau contenant 54 000 becquerels par litre de césium 137 dans un nouveau puits creusé à 50 m de l'océan. C'est 600 fois la norme pour l'eau pouvant être relâchée dans la mer.

Ken Buesseler - TEPCO a admis que d'importantes quantités d'eau utilisée pour refroidir les réacteurs coulent jusqu'à l'océan. Deux semaines après l'accident nucléaire, en 2011, nous avons enregistré une radioactivité de 60 000 becquerels par mètre cube, ce qui est très élevé. Aujourd'hui, ce que nous voyons est plutôt de l'ordre de 150 becquerels par mètre cube. Ce n'est pas insignifiant, mais ce n'est pas inquiétant non plus. Il faut continuer à surveiller la situation.

Le gouvernement japonais est-il digne de confiance?

Gordon Edwards - TEPCO, la firme propriétaire de la centrale Fukushima Daiichi, a trompé le public avant, pendant, et après l'accident nucléaire. Ses données sont incomplètes, et souvent révisées à la hausse des mois plus tard. En février, elle a avoué que l'eau dans le réacteur numéro 1 était cinq fois plus radioactive que ce qu'elle croyait, à 5 millions de becquerels de strontium 90 par litre. Ce sont des données extrêmes.

Ken Buesseler - Sur le front des relations publiques, le gouvernement japonais et TEPCO ont constamment induit le public en erreur. Ils ont dit que la nappe phréatique n'était pas contaminée, alors qu'elle l'était. Ils ont dit que l'eau radioactive ne coulait pas dans l'océan, alors que c'est faux. Le gouvernement devrait inviter des chercheurs internationaux à se rendre sur place, à participer au processus d'analyse et de décontamination.

Pire que Tchernobyl?

L'accident de Fukushima et celui survenu à Tchernobyl, en Ukraine, en 1986, sont les deux seuls accidents nucléaires à avoir reçu le classement 7 sur l'Échelle internationale des évènements nucléaires (INES), le niveau le plus élevé. Or, les experts s'entendent pour dire que Fukushima est jusqu'ici d'une envergure bien moins grande que Tchernobyl. Voici pourquoi.

Entre 10 et 30 % des radiations

Le matériel radioactif relâché dans l'atmosphère après l'accident nucléaire de Fukushima représente entre 10 % et 30 % du matériel relâché durant la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986. « L'accident de Fukushima n'est pas terminé tant que les réacteurs ne sont pas maîtrisés, explique Ken Buesseler, radiochimiste et directeur de recherche à l'Institut océanographique de Woods Hole. Or, l'accident de Tchernobyl était beaucoup plus violent. Du matériel radioactif a brûlé à l'air libre, contaminant une région entière. Fukushima n'a pas été en situation aussi critique. »

Aucun mort

Chez les travailleurs de la centrale de Tchernobyl, 134 sont tombés malades en raison de leur exposition aux radiations : 28 d'entre eux sont morts peu après la catastrophe, et 16 autres sont morts des années plus tard, selon le Comité scientifique de l'ONU sur les conséquences des émissions radioactives (UNSCEAR).

Dans la population autour de Tchernobyl, environ 6000 cas de cancer de la thyroïde ont été recensés, majoritairement chez les gens qui, enfants, ont bu du lait produit dans la région affectée par les retombées radioactives. De ces patients, 15 sont morts des suites du cancer. Les autres ont été traitées avec succès.

À Fukushima, personne n'est mort des suites de l'exposition à la radiation après l'accident nucléaire, et aucune hausse des décès n'est attendue, les travailleurs et le public n'ayant pas reçu de doses fatales de radiation, selon l'ONU.

Victimes futures

Une étude publiée en 2006 dans l'International Journal of Cancer prévoit que, d'ici 2065, environ 16 000 cas de cancer de la thyroïde et 25 000 cas d'autres cancers en Europe seront imputables à la radiation de Tchernobyl, « parmi plusieurs millions de cas de cancer imputables à d'autres causes ».

Au Japon, une nouvelle étude menée par l'Université de Kyoto estime qu'avec les doses minimes de radioactivité observées à l'extérieur de la zone d'exclusion (dans l'environnement et dans la nourriture), l'accident nucléaire de Fukushima sera responsable d'une hausse de 1,06 % des tumeurs malignes, de 0,03 % des cas de leucémie et de 0,26 % des diagnostics de cancer du sein dans la population japonaise limitrophe dans les 10 ans après l'accident nucléaire.

La carte de la terreur

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette carte publiée par la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) est plutôt rassurante.

Depuis l'accident nucléaire Fukushima, une carte terrifiante circule sur le net et les réseaux sociaux. Frappée du sceau officiel de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), la carte semble montrer la dispersion spectaculaire de matériel radioactif de Fukushima dans l'ensemble de l'océan Pacifique, de l'Alaska, au nord, jusqu'en Antarctique, au sud. Plusieurs commentateurs l'utilisent pour affirmer que les autorités ont tenté de camoufler les véritables conséquences de Fukushima.

La carte est-elle authentique? Oui: elle a été réalisée peu après le tsunami, en 2011. Or, elle ne montre pas le niveau de radiation, mais bien la hauteur des vagues qui ont résulté du tremblement de terre à l'origine du tsunami.

La palette des couleurs va d'une hausse de 0 cm (en vert) à 240 cm (en noir), avec la majorité de l'océan subissant une hausse d'entre 20 et 40 cm (jaune et rouge).

Bref, une carte en apparence terrifiante... qui montre simplement que le tsunami japonais n'a pas provoqué de vague majeure ailleurs dans le monde.

Quant aux craintes pour la contamination du Pacifique, elles ne sont pas justifiées. «Même à quelques kilomètres des côtes de Fukushima, l'eau ne présente pas de danger pour la vie», explique Ken Buesseler, radiochimiste et directeur de recherche à l'Institut océanographique américain de Woods Hole, qui s'est plusieurs fois rendu sur place depuis l'accident nucléaire de 2011.

Photo AFP

David Suzuki «regrette» ses propos apocalyptiques

L'automne dernier, l'écologiste David Suzuki a lancé, durant une conférence, qu'il avait peur qu'un second tremblement de terre majeur au Japon ne provoque un désastre à Fukushima. «En fait, si le quatrième réacteur devait s'effondrer dans un tremblement de terre, et que le combustible nucléaire devait être exposé à l'air libre, c'est bye-bye Japon, et tout le monde sur la côte ouest de l'Amérique du Nord devrait évacuer. Si ce n'est pas terrifiant, je ne sais pas ce que c'est.»

Une semaine après la déclaration, le magazine Vice a demandé à des experts d'analyser l'affirmation de M. Suzuki.

«Je suis désolé, mais c'est ridicule, a dit David Measday, professeur émérite de physique nucléaire à l'Université de la Colombie-Britannique, au sujet du scénario d'évacuation mentionné par Suzuki. C'est complètement impossible. Quand il parle des choses dans son domaine, il est habituellement raisonnable. Mais ça, c'est une affirmation folle.»

M. Suzuki faisait référence à une étude de 2013 du World Nuclear Industry Status Report qui, dans un passage sur les différentes conséquences possibles, parlait brièvement d'un «scénario catastrophe» nécessitant l'évacuation d'un périmètre de 250 km autour de la centrale Fukushima Daiichi, une zone où résident 10 millions de personnes.

Dans une lettre écrite en janvier, M. Suzuki a dit «regretter» avoir tenu ses propos apocalyptiques, qui étaient «spontanés» et non préparés. «Je regrette avoir dit cela, bien que ma crainte pour un potentiel désastre à grande échelle est toujours là, et qu'il est urgent d'avoir une opération internationale pour gérer le combustible nucléaire à Fukushima.»

Photo Robert Skinner, archives La Presse

L'écologiste canadien David Suzuki.

Nos experts

Ken Buessele - Radiochimiste et directeur de recherche à l'Institut océanographique de Woods Hole, la plus importante institution indépendante de recherche océanographique aux États-Unis. Il a analysé des milliers d'échantillons de poisson et d'eau collectés près des côtes de Fukushima. M. Buesseler a commencé sa carrière en analysant les conséquences de l'accident de Tchernobyl, dans la mer Noire.

Malcolm Crick - Secrétaire du Comité scientifique de l'ONU sur les conséquences des émissions radioactives (UNSCEAR), à Vienne. Lui et son équipe préparent un rapport sur les conditions à Fukushima, à être diffusé en avril.

Gordon Edwards - Expert en questions nucléaires et président de la Coalition canadienne pour la responsabilité nucléaire (CCNR).

En chiffres

250 000 tonnes : C'est le poids du sol contaminé retiré dans la région de Fukushima par les travailleurs chargés de dépolluer les lieux. Ces matières sont stockées dans des ballots bleus à l'épreuve de l'eau, qui ont une durée de vie de cinq ans. D'ici là, le gouvernement compte trouver un site d'entreposage de longue durée pour ce matériel contaminé.

40 ans : TEPCO, l'entreprise propriétaire de la centrale, estime que les travaux de stabilisation et de décontamination, financés à la hauteur de 35 milliards par les contribuables japonais, s'échelonneront sur plus de 40 ans.