La ville de Portland, en Oregon, est connue pour ses pistes cyclables exemplaires, ses transports en commun de pointe et son maire à forte tendance écolo. Mais pour diminuer leur empreinte environnementale, les gens de Portland ont aussi compris que c'est tout le mode de vie urbain à l'américaine qu'il faut réorganiser, une rue à la fois.

Il est 18h15 et le rendez-vous avec le camion de livraison est dans un vaste stationnement, à côté d'un centre de formation. En arrivant, le 18-roues nous attend déjà. Il faut transporter des boîtes et des boîtes de stock.

Des tomates bios en conserve. Du savon à vaisselle écolo. Des céréales de blé entier. Des tortillas. Du dentifrice.

«Oh, ils sont jolis, ces sacs», lance Lisa en regardant un lot de cabas vert céleri en matériau recyclé qui fait aussi partie de la commande géante. «Vous voyez comme c'est utile. On peut vraiment acheter toutes sortes de choses.»

Lisa Gambee, son mari, John, et leur voisin Nick Bouwes sont dans ce stationnement pour transborder tous ces achats dans le camion de Nick. Ils iront ensuite en faire la distribution dans leur quartier, selon ce que les résidants auront commandé.

Nick, Lisa, John et environ 80 familles font partie de l'Ainsworth Collective, un regroupement totalement volontaire et au départ tout aussi spontané de gens habitant dans le même secteur de Cully, une zone résidentielle du nord-est de Portland.

Tous portés par des idéaux environnementalistes et communautaires, les membres du collectif ont décidé qu'au lieu de faire leur épicerie individuellement, en prenant chacun leur voiture pour aller chez les mêmes détaillants tous approvisionnés par camion, ils feraient leurs courses ensemble en passant une seule commande directement chez un grossiste aux prix avantageux. Chaque semaine, une famille différente participe au déchargement de la commande et fait ensuite la distribution dans le quartier.

Ces courses collectives ne sont qu'une des activités organisées par ce regroupement qui n'est issu d'aucun programme gouvernemental ou municipal. Si Portland est considérée comme la plus verte des grandes villes américaines, c'est en effet parce que, en plus des mesures officielles pro-environnement de la mairie et de l'Oregon, il existe ainsi des dizaines et des dizaines d'initiatives citoyennes qui visent à transformer à la source, au quotidien, l'empreinte écologique des résidants.

À Portland, la culture écolo imprègne chaque détail de la vie. «Oui, il faut faire des choses comme construire des immeubles qui économisent l'énergie et ne polluent pas l'eau», explique Mark Edlen, un des fondateurs de la firme Gerding Edlen, leader américain de la construction écolo avec ses 45 immeubles certifiés LEED, dont 31 or et 9 platine (y compris un centre médical universitaire, à Portland, doté de sa propre usine de traitement des eaux usées!).

«Mais rendre une ville verte, continue-t-il, c'est d'abord et avant tout créer des lieux qui amèneront les gens à vivre différemment.»

Portland a des programmes environnementalistes déjà très avancés - transports en commun gratuits au centre-ville, vaste réseau de pistes cyclables, compostage municipal, programmes destinés à encourager la conversion des résidences à l'énergie solaire, la plantation d'arbres, l'autonomie énergétique, la réduction du ruissellement des eaux (et la pollution des cours d'eau), etc.

Maintenant, encouragés par un maire qui aimerait que les citoyens puissent vivre dans un univers urbain où tout se fait à pied ou en transports en commun en moins de 20 minutes, les citoyens essaient aussi carrément de transformer leur mode de vie traditionnel, leurs besoins. Utilisation de la voiture, consommation d'énergie, shopping sont par exemple sous la loupe pendant qu'on cherche à encourager partage, entraide, autosuffisance alimentaire...

Dans Sellwood, par exemple, quartier résidentiel du sud-est de la ville, les gens qui habitent près du carrefour de la rue Sherrett et de la 9e Avenue ont décidé de créer le Share-it-Square.

«Tout a commencé en 1996, quand les citoyens ont décidé de peindre la rue pour ralentir la circulation», explique Michael Cook, dont la maison est carrément au carrefour. Quand la chaussée devient oeuvre d'art, les automobilistes voient clairement qu'ils ne sont pas sur une autoroute. Avec les années, le projet s'est élargi. «On trouvait que la ville manquait de lieux publics pour se retrouver entre citoyens, continue M. Cook. Donc on a décidé d'en faire une piazza, à l'italienne, pour s'y rencontrer, échanger.»

Aujourd'hui, d'un côté du carrefour, il y a donc un poste où un thermos de thé est entretenu à tour de rôle par les voisins. On apporte sa tasse, on s'en sert un peu. C'est gratuit. On placote. De l'autre côté, une construction de bois récupéré est remplie de jouets pour enfants. En face, un babillard permet aux voisins de demander et d'offrir de l'aide, tandis qu'un présentoir accueille les livres et les magazines qu'on a terminés et qu'on est prêt à échanger.

«Quand on n'a pas de programmes sociaux, on cherche à créer des espaces sociaux», explique Sarah Iannarone, étudiante au doctorat en urbanisme qui travaille à FirstStop, un organisme mis sur pied par la Ville, l'entreprise privée et l'université pour promouvoir et expliquer le caractère unique de Portland aux médias, universitaires et gens d'affaires étrangers qui demandent constamment la recette du succès de cette ville audacieusement écologique.

Privé, public... surtout citoyen

Des projets comme Share-it-Square sont pilotés par un organisme bénévole appelé City Repair, dont le mandat est d'encourager les petites initiatives citoyennes de cette nature partout dans Portland. Share-it-Square, le pionnier, a fait plein de petits. Et des organismes comme City Repair, il y en a toute une gamme, axés sur une foule de thèmes. Ici on arrache de l'asphalte, là, on invente une banque de partage de vélos ou on laisse un organisme communautaire venir aménager un potager dans sa cour en échange d'une part de la récolte. Ailleurs, on installe des oeuvres d'art dans un lieu pour l'embellir, on remplace le gazon par des oignons et des potirons ou on démarre une coopérative.

Dans certains quartiers très résidentiels, conçus au milieu du siècle dernier avec séparation totale des activités - maisons toutes ensemble et commerces tous ensemble, beaucoup plus loin -, Portland a en effet décidé de faire éclater les vieux modèles en amenant les commerces beaucoup plus près des maisons. Il y a des salons de thé roulants et toutes sortes d'autres formes de cuisine de rue qu'on installe sur des terrains précis appelés pods, aménagés par la Ville. Comme ça, plus besoin de prendre la voiture pour aller se chercher un petit repas au resto et pas besoin d'aller non plus dans une chaîne industrielle de malbouffe sans âme. Les petits stands sont gérés par des micro-entrepreneurs, qui cuisinent maison. À l'angle de la rue Belmont et de la 43e Avenue, par exemple, un ancien banquier prépare des hot-dogs, un couple cuisine des escargots dans un ancien autobus d'écoliers appelé «Crème de la crème» et, sur les tables communautaires, les gens mangent en famille, souvent dans la vaisselle qu'ils ont apportée de chez eux.

Pratique et politique

«Ce qui est formidable, c'est qu'on a l'impression de vivre comme au temps de l'université. On connaît tout le monde, on partage avec tout le monde», lance Joan Bouwes, de l'Ainsworth Collective, qui vit dans une nouvelle maison verte avec son mari.

Écolos depuis toujours, les Bouwes habitaient Washington DC avant de déménager à Portland pour vivre leur retraite près de leurs petits-enfants. Ils en ont profité pour faire bâtir la maison dont ils avaient toujours rêvé. Une construction très ouverte, munie d'immenses panneaux solaires et pratiquement autonome énergétiquement.

Partout, dans le quartier, de telles maisons apparaissent. Pendant ce temps, le réseau d'échanges de l'Ainsworth Collective grandit. Les participants ont créé une banque de gardiens, autant pour les enfants que pour les animaux ou les maisons, afin que tout se passe dans le quartier (moins de transports!). Ils ont aussi bâti un système de partage d'outils afin de diminuer déplacements et achats inutiles. Et au-delà du pratico-pratique, il y a eu des actions plus politiques. Les résidants se sont élevés contre un projet industriel qui menaçait la propreté de l'air. Et dans un autre dossier, ils ont exigé des emplois pour la communauté en échange de leur accord pour l'installation d'une nouvelle usine de biogaz.

«Tous les voisins sont arrivés à la table avec chacun leur expertise unique et on a présenté notre dossier, relate Nick Bouwes. Et vous savez quoi? On a été vraiment agréablement surpris du résultat!»