Celui qui fixe de face les yeux en amandes du lynx des Balkans devient aveugle, dit une légende en Albanie. Mais l'animal, un symbole national, a quasiment disparu aujourd'hui.

La photo montre ce qui ressemble à un gros chat tacheté aux oreilles pointues marchant la nuit dans la neige : elle suffit au bonheur d'Aleksandër Trajçe, qui se bat contre son extinction.

«Ce lynx a été repéré le 16 avril à 03h50 du matin» par des caméras installées sur les monts de Munella, dans le nord-est de l'Albanie, explique le chef du Programme de Protection et préservation de l'environnement naturel en Albanie (PPNEA).

Il ne resterait qu'une quarantaine de ces félins dans les montagnes de Macédoine et d'Albanie, selon les estimations de l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) qui depuis 2015 considère que le Lynx lynx balcanicus est en danger critique d'extinction, dernier stade dans la classification de l'UICN avant l'extinction à l'état sauvage.

«Deux, voire trois individus ont également été repérés dans les montagnes du Kosovo» sans que l'on puisse établir s'ils ont migré depuis l'Albanie ou s'ils sont issus d'une autre ligne de reproduction, précise Aleksandër Trajcë.

Et ailleurs dans la région? Pour Dime Melovski, de la Société écologique macédonienne (SEM), «la présence du lynx des Balkans au Monténégro et en Grèce est actuellement considérée comme improbable».

Aussi cette photo d'une femelle adulte dans les monts de Munella représente un immense message d'espoir, dit Aleksander Trajçe.

Car le spécimen des Balkans est «le lynx le plus menacé dans le monde», renchérit Dime Melovski, et «toute preuve documentée de la présence et de la reproduction du lynx, petit ou adulte, est un espoir pour la survie» de l'espèce.

Déforestation et braconnage

Depuis 2006, Macédoine, Albanie, Monténégro et Kosovo unissent leurs forces pour protéger ce lynx: expansion des zones de protection; actions de sensibilisation de la population, notamment auprès des enfants; lutte contre la déforestation; répression du braconnage.

Et la Convention de Berne relative à la vie sauvage a renforcé le niveau de protection du lynx des Balkans, inscrit depuis mars sur sa liste des espèces strictement protégées.

Mais la partie est loin d'être gagnée, selon Elvana Ramaj, responsable de la biodiversité au ministère albanais de l'Environnement : «Il y a eu depuis des années une forte réduction du nombre d'individus et la population atteint aujourd'hui un nombre critique pour son existence», alors qu'on comptait encore quelque 280 lynx des Balkans dans les années 1970, selon les experts.

Parmi les causes de la disparition des lynx, la déforestation a notamment atteint des proportions dramatiques en Albanie depuis les années 1990, détruisant leur habitat et leur terrain de chasse, comme dans d'autres pays des Balkans après la fin de la Yougoslavie.

Le braconnage a lui aussi joué un rôle, même si cette tradition en Albanie est de plus en plus réprimée et de moins en moins acceptée par la population. En mars 2015, quand un bébé lynx avait été tué par un chasseur dans la forêt de Munella, l'indignation avait été vive.

Un piège pour les protéger 

Dans sa cage au bord du lac de Shkodra dans le nord de l'Albanie, le mâle qui grogne et dévoile ses crocs impressionnants est un témoin de l'action mortifère de l'homme. Il marche en traînant sa patte gauche, dont les tendons avaient été sectionnés par un piège il y a neuf ans.

En liberté, «il serait mort», souligne Sokol Kota, 37 ans, le gardien du parc. «Il ne pouvait pas se nourrir, résister au froid.»

Ailleurs que dans cette cage ou sur les pièces macédoniennes de 5 denars, il est difficile de voir l'animal: il ne sort que le soir et la nuit pour se nourrir d'écureuils, de lièvres et de lapins.

La journée, il dort, caché dans les reliefs du parc de Mavrovo dans l'ouest de la Macédoine et les monts de Munella en Albanie.

Pour le protéger, il faut l'observer, comprendre ses déplacements. Dans ce cadre, des chercheurs albanais ont installé en mars dans la région de Munella un piège permettant de capturer les lynx, pour les munir d'un collier émetteur. Ce suivi permet de venir à leur secours ou de lutter contre les braconniers.

En février 2017, une femelle, Maya a ainsi été capturée à l'aide d'un dispositif placé près d'un chevreuil fraîchement tué. C'est ainsi que les scientifiques macédoniens ont pu confirmer qu'elle avait donné naissance à un petit au printemps suivant.