Le sort d'une minuscule grenouille à La Prairie, sur la Rive-Sud de Montréal, provoque des remous jusque dans la capitale fédérale. La ministre de l'Environnement est passée bien près de recommander un décret d'urgence pour protéger la rainette faux-grillon, menacée par un projet immobilier qui a cependant obtenu le feu vert du gouvernement provincial.

Des documents obtenus en exclusivité par La Presse montrent en effet que les fonctionnaires d'Environnement Canada ont d'abord recommandé à la ministre Leona Aglukkaq de faire adopter un tel décret avant d'effectuer un virage à 180 degrés et de conclure que la rainette n'était pas menacée dans cette municipalité.

Au même moment, Ottawa s'apprêtait également à dévoiler son plan de rétablissement, dans lequel La Prairie était identifiée comme un « habitat essentiel » pour la rainette. Parmi les quelque 500 espèces menacées au Canada, seules quelques-unes ont un plan de rétablissement, une mesure pourtant prévue par une loi fédérale.

UN DÉCRET D'URGENCE REFUSÉ

La rainette faux-grillon, une grenouille mesurant moins de 4 cm, est menacée par un projet immobilier évalué à 300 millions de dollars à La Prairie. Les travaux, qui ont obtenu toutes les autorisations du ministère québécois de l'Environnement, peuvent commencer dès aujourd'hui. La Ville affirme avoir répondu à toutes les exigences de Québec dans ce dossier et prévoit dépenser 5,3 millions pour un parc de conservation adjacent au lotissement où on aménagera des étangs de reproduction pour la rainette. Mais des groupes environnementaux contestent le projet, jugeant qu'il provoquera plutôt la disparition de l'espèce à La Prairie, qui abrite l'une des dernières populations de rainettes au Québec.

En dernier recours, Nature Québec a demandé l'an dernier au ministre fédéral de l'Environnement de recommander un décret d'urgence pour protéger la rainette à La Prairie. Cette mesure exceptionnelle est prévue dans la loi fédérale sur les espèces en péril. La rainette faux-grillon est entrée dans ce triste palmarès fédéral en 2010. Au Québec, elle a le statut d'espèce vulnérable.

Le dossier est maintenant devant la Cour fédérale où Nature Québec et le Centre québécois du droit de l'environnement (CQDE) ont déposé une demande de contrôle judiciaire pour contester le refus de la ministre de recommander un décret d'urgence.

UN VIRAGE À 180 DEGRÉS

La Presse a obtenu les documents déposés à la cour par Environnement Canada. Dans une note de 10 pages à la ministre Aglukkaq, le sous-ministre de l'Environnement, Bob Hamilton, recommande d'envisager l'adoption d'un décret d'urgence. « Notre évaluation a aussi permis de découvrir qu'il y a des signes évidents d'un danger imminent pour l'espèce et ses habitats et qu'il n'y a aucune mesure d'atténuation en place face à cette menace pour l'espèce. » La note critique aussi Québec dans ce dossier. « Le gouvernement du Québec dispose des outils légaux pour protéger la rainette faux-grillon à La Prairie, mais la province n'a pas démontré la volonté de les utiliser ». Le sous-ministre conclut alors que la ministre a l'obligation légale de recommander un décret d'urgence si elle juge que l'espèce fait face à une « menace à sa survie ou à son rétablissement ».

Dans une note suivante, Bob Hamilton propose plutôt à sa patronne un virage à 180 degrés. Il recommande de faire parvenir une lettre aux demandeurs du décret d'urgence indiquant que le projet de lotissement immobilier à La Prairie ne menace pas la survie de l'espèce ailleurs au Québec et en Ontario.

UN PLAN DE RÉTABLISSEMENT EN RETARD DE DEUX ANS

Parmi les documents déposés en Cour fédérale se trouve aussi le plan de rétablissement pour la rainette faux-grillon proposé par Ottawa. Celui-ci identifie entre autres la trentaine d'habitats jugés essentiels pour l'espèce au Canada, dont celui de La Prairie. Les documents confirment aussi qu'Ottawa était prêt à rendre public son plan. Selon un fonctionnaire qui travaille dans la région de la Capitale nationale, le plan avait franchi toutes les étapes au Ministère, « mais on a décidé de le retourner à la case départ, sans aucune explication ».

Selon la loi sur les espèces en péril, le plan de rétablissement pour la rainette faux-grillon aurait dû être publié en 2012. Récemment, le commissaire fédéral à l'environnement, Neil Maxwell, concluait que le gouvernement Harper manquait à ses obligations légales et que, sur les quelque 500 espèces menacées au Canada, seulement quelques-unes avaient un plan de rétablissement. Interrogé par La Presse, Environnement Canada a finalement annoncé il y a une douzaine de jours que le plan de rétablissement sera disponible en juillet pour une période de consultation publique de 60 jours.

QUÉBEC S'INQUIÈTE POUR LA RAINETTE

Par ailleurs, des fonctionnaires provinciaux s'inquiètent de l'avenir de la rainette à La Prairie même si le projet a obtenu le feu vert de Québec. Dans un courriel obtenu par La Presse, daté du 14 février dernier, la coordonnatrice des espèces menacées pour l'Estrie, Montréal et la Montérégie au ministère de l'Environnement reconnaît que les certificats d'autorisation délivrés par son Ministère ne permettront pas le « rétablissement de l'espèce ». « On se rend bien compte maintenant que ce plan de conservation va au mieux permettre le maintien de cette population, mais ne favorisera probablement pas pas son rétablissement. [...] J'espère aussi qu'on pourra faire mieux pour la rainette dans les prochains projets », admet-elle.

Le gouvernement du Québec savait pourtant depuis au moins 12 ans qu'un éventuel développement immobilier dans le Bois de la commune, à La Prairie, constituait un risque majeur pour l'espèce. Un plan de conservation préparé par la Société de la faune et des parcs, en 2002, concluait alors qu'« il est nécessaire d'assurer la conservation des habitats naturels en tout premier lieu ». Le document précisait aussi que des mesures de compensation, comme l'aménagement d'étangs de reproduction pour la rainette, ne devaient pas « constituer une alternative valable pour compenser le remblayage de sites naturels d'une espèce en difficulté dans un secteur donné ».