Le massacre des rhinocéros a pris des proportions sans précédent en Afrique du Sud. Cette année, 570 animaux ont déjà été abattus pour leurs cornes. Un record. Désormais, tous les moyens sont bons pour lutter contre le braconnage et tenter de sauver l'espèce, explique notre collaboratrice. Mais est-ce que ce sera suffisant?

Perché à l'arrière d'un véhicule tout terrain, un petit groupe d'hommes en tenue kaki, façon Indiana Jones, traque un jeune rhinocéros mâle. L'un d'entre eux épaule un fusil à compression, vise et tire. Une fléchette anesthésiante vient se loger dans la fesse de l'animal, qui sursaute et s'enfuit dans la direction opposée. La traque reprend, entre les arbustes qui parsèment la réserve de Mauricedale, dans l'est de l'Afrique du Sud, près du célèbre parc Kruger. «Préparez-vous, le produit commence à faire effet», lance un des hommes, en s'adressant par radio à un autre véhicule situé un peu plus loin. Le rhinocéros titube lourdement sur ses pattes, puis s'écroule après quelques instants. Le petit groupe se précipite alors sur lui, bande ses yeux à l'aide d'une pièce d'étoffe, avant de faire démarrer une tronçonneuse et de scier sa corne. Il ne s'agit pas de chasseurs de trophées, mais d'un vétérinaire et de son équipe qui font ce «décornage» pour décourager les braconniers. «C'est triste de voir des rhinocéros sans corne, regrette Cobus Raath, vétérinaire spécialisé dans les animaux sauvages, qui supervise l'opération. Mais si ça permet de leur sauver la vie, c'est un moindre mal.»

L'Afrique du Sud abrite près de 80% de la population mondiale des deux espèces de rhinocéros africaines, les blancs (les plus nombreux) et les noirs (en danger critique d'extinction). Cela représente environ 20 000 animaux. Mais, depuis quelques années, le pays enregistre une recrudescence du braconnage. Les chiffres sont éloquents: 13 rhinocéros abattus en 2007, 448 en 2011, 570 déjà pour les 11 premiers mois de 2012. À ce rythme-là, le nombre de morts par an risque de dépasser prochainement le nombre de naissances. Et l'espèce s'engagerait alors sur la voie d'un inexorable déclin.

Ce phénomène inquiétant est généralement expliqué par l'intérêt pour les cornes de rhinocéros en Asie. En Chine ou au Viêtnam, elles sont réputées avoir des propriétés médicales, pourtant démenties par les scientifiques puisque la corne est composée exclusivement de kératine, la même matière que les ongles humains. Il y a aussi de nouveaux types de consommateurs, ce qui fait grimper la demande en flèche.

Le mythe du «remède miracle»

«Aujourd'hui, dans les hôpitaux vietnamiens, des escrocs vont voir les patients atteints d'un cancer et leur vendent la corne comme un remède miracle», déplore Tom Milliken, directeur des régions orientale et méridionale de l'Afrique pour le réseau Traffic, qui surveille le commerce des espèces sauvages.

«On voit aussi une nouvelle forme d'utilisation, dans les soirées mondaines, où de la poudre de rhinocéros est versée dans les boissons, comme un remède contre la gueule de bois.»

Sur le marché noir, 1 kg de corne peut être vendu entre 38 000$ et 78 000$. Attirés par l'appât du gain, les braconniers se sont organisés et disposent souvent de complices dans les réserves. Des gangs armés d'AK-47, munis de gilets pare-balles, de GPS, et parfois même équipés d'hélicoptères, prennent ainsi pour cible les lucratifs pachydermes. La corne est arrachée avec des haches et des machettes, le plus profondément possible, car chaque centimètre de corne supplémentaire signifie plus d'argent la poche des braconniers.

En réaction, le gouvernement sud-africain a fait de la lutte contre le braconnage une priorité et les arrestations de personnes suspectées d'activités de chasse illégale se sont multipliées. Le 9 novembre, un tribunal sud-africain a condamné à 40 ans de prison un important trafiquant thaïlandais. La peine la plus lourde jamais prononcée pour braconnage dans le pays.

Mais l'immense majorité des personnes interpellées ne sont que des hommes de main, qui peuvent gagner en une nuit l'équivalent d'un salaire de plusieurs mois. Les chefs des mafias asiatiques qui les emploient sont, quant à eux, rarement inquiétés.

Comme couper un ongle

À la recherche de solutions dissuasives, certains propriétaires de réserves privées ont décidé de décorner préventivement leurs animaux. John Hume, plus grand propriétaire de rhinocéros du monde (environ 800), a entamé, en 2007, un programme de décornage systématique dans sa réserve de Mauricedale. «C'est comme couper un ongle: nous tranchons au-dessus des vaisseaux sanguins et l'animal ne sent rien, dit Goeff Yorf, directeur de la réserve. Et, comme un ongle, ça repousse.» Pour cette raison, la corne doit être coupée tous les 18 mois environ. Cette opération, si elle n'est pas douloureuse, n'est cependant pas anodine, car elle représente une source de stress pour l'animal. Et, à de rares occasions, il est arrivé que des rhinocéros meurent pendant l'anesthésie.

Le morceau de corne ainsi tranché est ensuite numéroté et placé dans un sac. Il sera équipé d'une micropuce et placé dans un coffre-fort à la banque. Selon les estimations, environ 20 tonnes de corne, provenant de réserves privées et de parcs nationaux, seraient ainsi entreposées en Afrique du Sud.

John Hume et d'autres propriétaires de rhinocéros possèdent donc une véritable fortune, à laquelle ils ne peuvent, pour l'instant, pas accéder. «Cette situation est ridicule. Il existe des réserves de corne qui pourraient alimenter le marché, sans qu'il faille pour cela abattre des animaux», pense Goeff Yorf, qui a fait sien le discours de son employeur. Il milite donc pour la légalisation de la vente, en commençant par l'écoulement des réserves existantes, provenant d'animaux décornés légalement ou morts de causes naturelles. L'étape suivante serait d'élever des rhinocéros pour la production de corne, comme des moutons pour la laine. «Au cours de sa vie, un mâle peut produire environ 50 kg de corne, une femelle 30 ou 40», dit Goeff York.

Photo Patricia Huon, collaboration spéciale

Le vétérinaire et son équipe utilisent une tronçonneuse afin de scier la corne des rhinocéros pour éviter qu'ils se fassent abattre par des braconniers.

La demande augmente sans cesse

Depuis quelque temps, le gouvernement sud-africain étudie la possibilité d'une légalisation partielle. Mais, quelle que soit l'issue de ce débat, une demande auprès de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (CITES) ne pourra pas être introduite avant 2016, et il faudrait encore plusieurs années pour une éventuelle mise en application. Actuellement, la majorité des spécialistes de la conservation animale s'accordent à dire que, si le décornage peut s'avérer utile pour protéger une population déterminée, la seule mesure vraiment efficace, à long terme, sera de renforcer la répression et, surtout, d'éduquer les consommateurs dans les pays importateurs. «Des rhinocéros décornés ont été abattus par des braconniers, car même les quelques centimètres restants ont de la valeur», constate Mary Rice, directrice générale de l'ONG Environnemental Investigation Agency. «De plus, nous ne connaissons pas l'importance réelle du marché, et la demande semble augmenter sans cesse. Si celle-ci dépasse l'offre, la légalisation de la vente des cornes ne stoppera pas le braconnage. Le résultat sera alors probablement l'extinction de tous les rhinocéros.»

Nombre de rhinocéros

Rhinocéros d'Afrique

blancs: environ 15 000

noirs: environ 5000

Rhinocéros d'Asie

Indiens:  2900

De Sumatra:  200

DeJava:  50

Nombre de rhinocéros tués en Afrique du Sud

En 2007:  13

En 2008:  83

En 2009:  122

En 2010:  333

En 2011 448

Jusqu'ici en 2012: 570

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Un orphelinat pour les bébés rhinocéros

La semaine dernière, Nandi, jeune femelle rhinocéros de 4 mois, s'est trouvée brutalement orpheline. Sa mère a été abattue par des braconniers, en même temps que sept autres rhinocéros, dans une réserve située à 150 km au nord-ouest de Johannesburg. Sans aide extérieure, celle-ci n'aurait eu aucune chance de survie.

Le premier orphelinat pour rhinocéros a ouvert ses portes au mois d'août dans le nord de l'Afrique du Sud. Il permettra de recueillir ces bébés dont les mères sont de plus en plus victimes de la chasse illégale. Selon les statistiques des organisations de protection de la vie sauvage, environ un tiers des rhinocéros abattus par les braconniers sont soit des femelles enceintes, soit des mères avec un petit. L'orphelinat comprend notamment une unité de soins intensifs avec couveuses, caméras de surveillance et biberons. Une fois remis sur pattes, les jeunes rhinocéros seront lâchés dans des enclos de plus en plus vastes, jusqu'à leur réintroduction dans la nature à l'âge d'environ 3 ans.

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Des méthodes militaires contre le braconnage

Devant les méthodes de plus en plus perfectionnées des braconniers, certains propriétaires de réserve répondent par la manière forte. Dans un pays où les sociétés de sécurité privées sont déjà omniprésentes, quelques-unes se sont spécialisées dans la lutte antibraconnage. Des gardes en treillis militaire, fusil d'assaut en bandoulière et talkie-walkie accroché à la ceinture, parcourent ainsi les propriétés pour dissuader les braconniers. Ceux qui utilisent leurs services sont prêts à payer le prix fort: environ 2500$ par mois pour deux gardes, le double si la superficie de la réserve nécessite deux équipes de surveillance. «Les patrouilles sont avant tout dissuasives, précise Simon Rood, qui gère une de ces firmes de sécurité. Les braconniers préfèrent s'attaquer aux réserves les moins protégées. Mais s'ils rencontrent une de nos patrouilles et ouvrent le feu, nos hommes répondront de la même manière.»

Photo Patricia Huon, collaboration spéciale

Les cornes sont numérotées, équipées d'une micropuce et placées dans un coffre-fort à la banque. Environ 20 tonnes de cornes seraient ainsi entreposées en Afrique du Sud.