Un projet de 14 milliards de dollars. Des centaines d'emplois, voire des milliers durant la construction. Mais des impacts encore méconnus. L'usine de liquéfaction de gaz naturel projetée au Saguenay ainsi que le gazoduc pour l'alimenter laissent la région tiraillée entre son développement économique et la protection de son milieu.

C'est une désagréable impression de déjà-vu qui habite Daniel Lord.

Après s'être « battu » en vain contre le projet de l'Administration portuaire du Saguenay de construire un second terminal sur le fjord, autorisé l'automne dernier, il s'inquiète aujourd'hui du projet d'usine de liquéfaction de gaz naturel Énergie Saguenay.

Ce n'est pas tant parce qu'elle serait bâtie en face de chez lui, sur un terrain appartenant au Port ; il reconnaît les « efforts particuliers » faits par le promoteur du projet pour minimiser les impacts, notamment les nuisances sonores et visuelles.

Les préoccupations de ce biologiste retraité de l'Université du Québec à Chicoutimi, qui habite Saint-Fulgence, sur la rive nord du Saguenay, sont beaucoup plus larges.

« Qu'est-ce qu'on fait de notre fjord ? », se demande-t-il, inquiet, entre autres, de l'effet que l'augmentation du trafic maritime aura sur le béluga, une espèce en voie de disparition.

Alors qu'il y en avait entre 7000 et 10 000 dans le Saint-Laurent et le Saguenay à la fin du XIXe siècle, il n'en reste plus aujourd'hui que 889, rapporte le parc marin du Saguenay-Saint-Laurent, créé notamment pour sa protection, en 1998.

Dans un avis scientifique rendu en janvier, Pêches et Océans Canada prévenait que l'usine de liquéfaction et le second terminal de l'Administration portuaire feraient conjointement passer le trafic maritime « de 450 à près de 1300 transits par an », ce qui les rendrait « susceptibles de nuire » au béluga et à son rétablissement.

Double évaluation

Colette Tremblay se préoccupe aussi de l'augmentation du trafic maritime sur le Saguenay.

La Presse a croisé cette enseignante « bientôt à la retraite » à Chicoutimi, lors des consultations publiques organisées par la firme Gazoduq, qui acheminera du gaz naturel provenant de l'Ouest canadien à l'usine de liquéfaction, où elle désirait s'enquérir sur le sujet.

Mme Tremblay est toutefois repartie bredouille : « Ça ne les concerne pas, qu'ils m'ont dit. »

C'est que le projet gazier est scindé en deux : l'usine de liquéfaction et le gazoduc seraient construits par des entreprises différentes, bien qu'elles aient toutes deux le même actionnaire principal, GNL Québec.

Il y aura donc deux processus d'évaluation : l'un fédéral, pour le gazoduc ; l'autre provincial, pour l'usine.

« Pour nous, c'est un seul et même projet », tranche Tommy Tremblay, directeur général du Conseil régional de l'environnement et du développement durable du Saguenay-Lac-Saint-Jean (CREDD), que La Presse a rencontré en marge des consultations.

Par conséquent, il estime que le projet gazier devrait faire l'objet d'une « évaluation globale », ce que réclame également une coalition d'organisations citoyennes et d'organismes de défense de l'environnement, une idée rejetée par le gouvernement Legault.

« On n'est pas capables d'évaluer l'ensemble des impacts, de se faire une idée des effets cumulatifs. Ça multiplie les consultations, ça demande deux fois plus d'efforts pour nous et pour les citoyens. »

- Tommy Tremblay, directeur général du Conseil régional de l'environnement et du développement durable du Saguenay- Lac-Saint-Jean (CREDD)

Impact économique

La mairesse de Saguenay, Josée Néron, voit dans ce faramineux projet gazier la promesse d'une « diversité économique » pour la région, qui dépend essentiellement des secteurs de l'aluminium et de la forêt, a-t-elle affirmé lors d'un entretien avec La Presse.

Josée Néron assure toutefois être « aux aguets » pour que le projet « respecte les principes du développement durable » et dit vouloir attendre l'avis de recevabilité des ordres gouvernementaux supérieurs avant de donner un appui formel au projet.

Même son de cloche à la Chambre de commerce et d'industrie Saguenay-Le Fjord, qui se dit favorable, « mais avec des bémols », a expliqué à La Presse sa vice-présidente exécutive et directrice générale, Sandra Rossignol.

« On n'en veut plus, de cochonneries comme il s'en est fait dans le passé », lance-t-elle, évoquant les papetières qui ont « pollué la baie ».

Il faudra donc que « les choses soient faites dans les règles de l'art » sur le plan environnemental et que l'« acceptabilité sociale » soit au rendez-vous.

Sandra Rossignol y voit tout de même le potentiel d'un « impact [économique] extrêmement important pour le Saguenay », qui ouvrirait la porte à « plein d'autres » projets.

« C'est un projet qui va marquer l'histoire. »

Des milliers d'emplois

L'usine de liquéfaction et le gazoduc devraient créer des milliers d'emplois directs durant la phase de construction, et quelques centaines par la suite.

C'est d'ailleurs ce qui amenait Tommy Blanchette aux consultations publiques de Gazoduq, avec sa fille ; le tuyauteur industriel de 36 ans travaille à l'extérieur de la région et aimerait y revenir pour passer plus de temps avec elle.

À sa sortie de la salle, il a confié à La Presse être « très confiant » de pouvoir décrocher un emploi sur le chantier.

Carl Émond avait une préoccupation semblable : l'entrepreneur de 47 ans voulait savoir si Gazoduq prévoyait retenir les services d'entreprises de la région pour la réalisation de son projet.

« J'ai espoir », a-t-il déclaré, même si on ne lui a « rien promis ».

S'il n'a jamais été aussi bas depuis 10 ans, le taux de chômage au Saguenay-Lac-Saint-Jean est tout de même un peu plus élevé que la moyenne québécoise - 6,1 % contre 5,5 % - pour l'année 2018.

Économie verte

L'argument de l'emploi ne séduit guère la Coalition Fjord, qui rassemble six organisations citoyennes fortement préoccupées par le projet gazier, du lac Saint-Jean à Tadoussac.

« Il y a autant d'emplois qui peuvent se créer dans [le secteur de] l'environnement » que ce que le projet va générer durant son opération, estime le co-porte-parole de la Coalition Adrien Guibert-Barthez, que La Presse a rencontré dans un café de la rue Racine, au centre-ville de Chicoutimi, par un jour de tempête.

Le projet pourrait même « mettre des emplois en péril », croit-il, évoquant notamment le secteur du tourisme.

Tommy Tremblay, du CREDD, considère que le nombre d'emplois qui sera créé à long terme est « minime » par rapport à l'investissement.

« Si on investissait 14 milliards en forêt, sur l'aménagement forestier, l'utilisation de la matière ligneuse, le gaz naturel renouvelable, on créerait beaucoup plus d'emplois », estime-t-il.

Sandra Rossignol rejette cette analyse : « C'est un argument qui ne tient pas la route, tu ne peux pas demander des investissements quand il n'y en a pas. »

Daniel Lord dit comprendre les préoccupations de ceux qui voient dans le projet gazier l'assurance d'un bon emploi dans leur région.

« Je compatis avec eux, je suis tout à fait solidaire, mais on ne peut pas baser notre développement uniquement sur des éléments comme ceux-là, sinon, ça va être la fuite en avant », dit-il.

Anne Gilbert-Thévard, l'autre co-porte-parole de la Coalition Fjord, que La Presse a croisée aux consultations publiques, abonde dans le même sens.

« On s'en va vers un mur, tout le monde le dit, mais on ne bouge pas. C'est encore du fossile, alors qu'il faudrait des solutions à long terme. »

7,8 millions de tonnes de GES

Les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées au projet gazier, de l'extraction à la transformation, représenteraient 7,8 millions de tonnes par an, a révélé fin février une analyse du Centre international de référence sur le cycle de vie des produits, procédés et services (CIRAIG), commandée par Énergie Saguenay. Les émissions imputables uniquement à l'usine de liquéfaction représentent environ 5 % du total, soit 421 000 tonnes de GES par année, que l'entreprise promet de compenser pour rendre ses activités carboneutres. À titre de comparaison, les émissions de la cimenterie McInnis de Port-Daniel-Gascons pourraient se chiffrer à 1,8 million de tonnes de GES chaque année, selon l'étude d'impacts environnementaux déposée avant la construction, ce qui en fait le projet industriel le plus polluant de l'histoire du Québec. Greenpeace a calculé que les émissions de la cimenterie équivaudraient ainsi à celles de 510 000 voitures.

Le projet en chiffres

Ce serait l'un des plus grands projets industriels du Québec moderne. Un gazoduc traversant l'Abitibi, la Mauricie et le Saguenay-Lac-Saint-Jean. Et une usine de liquéfaction de gaz naturel au bord du fjord. La construction s'étalerait sur quatre ans. Voici le projet en chiffres.

Gazoduq

(gazoduc)

750 km

Distance du nord de l'Ontario à Saguenay

84 %

Proportion du corridor qui passe sur des terres publiques ; 8 % sur des terres agricoles

4,5 milliards

Investissement prévu (en dollars)

De 2000 à 3000 

Nombre d'emplois directs créés lors de la construction

Source : Gazoduq et Énergie Saguenay

Énergie Saguenay

(usine de liquéfaction)

9,5 milliards

Investissement prévu (en dollars)

2025

Année d'entrée en activité visée

4000 

Nombre d'emplois directs créés lors de la construction

De 250 à 300 

Nombre d'emplois directs créés lors de l'exploitation

Source : Gazoduq et Énergie Saguenay

Dans l'ensemble

14 milliards

Investissement prévu (en dollars)

11 millions de tonnes

Quantité de gaz naturel liquéfié exportée annuellement

7,8 millions de tonnes

Émissions de gaz à effet de serre par an, de l'extraction à l'exportation, dont 421 000 pour l'usine de liquéfaction

De 25 à 40 ans

Nombre d'années prévues pour l'exploitation des installations

Source : Gazoduq et Énergie Saguenay