Travailler dans le pétrole, ça rapporte. Mais des journées de 12 heures et des semaines de six jours, ça use. Surtout quand on est loin des siens. À Fort McMurray, il y a beaucoup d'argent, mais aussi une grande solitude, constate notre journaliste dans ce deuxième et dernier volet de son reportage sur les mirages des sables bitumineux.

Ann Carroll se souviendra toujours du 4 août 2003: ce jour-là, elle a appris que la Société papetière pour laquelle elle travaillait depuis 30 ans à New Richmond, en Gaspésie, allait fermer ses portes.

 

Son mari, Bernard Blanchard, était employé de la même entreprise. «On s'est regardés et on s'est dit: qu'est-ce qu'on fait?» raconte Ann.

Comme des milliers d'autres habitants des Maritimes et de l'est du Québec, Ann et Bernard ont atterri à Fort McMurray. Rapidement, ils ont décroché de bons emplois sur les sites d'extraction de pétrole. Il est mécanicien en machinerie fixe, elle s'occupe de ressources humaines.

À eux deux, ils ont des revenus nets de 150 000$. Sans commune mesure avec ce qu'ils pourraient gagner dans leur région natale. En plus, Ann et Bernard sont logés et nourris par leurs employeurs. Mais ce privilège a un prix: ils ne se voient presque jamais.

Employés par des firmes différentes, Ann et Bernard vivent dans des «camps de travail» séparés. Or, la majorité des camps interdisent les visites, même quand il s'agit d'un conjoint. Les compagnies soutiennent que c'est une façon de préserver la paix des résidants. «Mais même en prison, on a le droit à des visites conjugales», maugrée un délégué syndical qui préfère garder l'anonymat.

Ces restrictions accentuent le sentiment d'isolement dont souffre le couple de Gaspésiens. «Au début, il m'arrivait d'appeler Bernard et de pleurer comme une Madeleine. Je m'ennuyais de ma maison, de mes filles, de mon chien», confie Ann. Bernard, lui, ne se plaint pas trop: «De toute façon, je me lève à 4h du matin et je me couche après le souper...»

Le couple doit gérer ses horaires pour faire coïncider les jours de congé. Ils se voient tantôt dans un hôtel de Fort McMurray, tantôt chez eux, en Gaspésie. Jamais plus d'un week-end sur trois. Ann reste contente de son sort, mais chaque fois qu'elle quitte sa maison gaspésienne, son coeur se serre: «Je regarde ma cuisine et je me dis: je pars pour encore deux mois.»

Le pire et le meilleur

À la tombée du jour, les réservoirs et les tuyaux enchevêtrés des pétrolières, à une trentaine de kilomètres au nord de Fort McMurray, tissent un château illuminé au-dessus duquel la fumée des usines se confond avec les nuages.

Ça pourrait être un paysage féerique, sauf pour l'air, qui sent le gaz et le goudron. Le jour où nous visitons Millenium, le plus ancien camp de travail de Suncor, l'odeur est envahissante.

Des caravanes cordées en rangées abritent plus de 2000 ouvriers. À l'intérieur, des couloirs étroits, des chambres exiguës séparées par des murs de carton et une salle de bains pour 50 hommes. C'est, de l'avis général, le pire de tous les camps aménagés par les pétrolières.

«L'air y est terrible, il y a du bruit et on mange mal», résume un Terre-Neuvien heureux d'avoir déménagé dans le camp voisin, Borealis.

Quelques dizaines de kilomètres plus loin, l'entrée du camp Beaver Lake, avec ses fauteuils de cuir et son plancher de céramique, a des allures de hall d'hôtel. Les locataires ont un téléphone privé, un accès à l'internet et une télé à écran plat. Et contrairement à Millenium, qui interdit l'alcool, il y a même un petit bar où prendre un verre après le travail.

La solitude au féminin

Un après-midi d'août, aux bureaux de l'Association canadienne-française, une femme tourne en rond pendant que sa fillette joue à l'ordinateur. «Mon mari s'en va tous les matins à 6h et revient à 9h du soir; ce n'est pas une vie», rouspète-t-elle.

Un tel horaire, c'est la norme pour ceux qui ont choisi de s'installer à Fort McMurray avec leur famille.

«Beaucoup d'hommes font des journées de 12 heures et, avec le transport, ils passent 14 heures à l'extérieur de la maison. Les femmes se plaignent d'être toujours seules», reconnaît France Boulanger, vice-présidente de cette association.

Elle-même est arrivée à Fort McMurray il y a 20 ans et y a élevé quatre enfants. Elle ne se plaint pas. «C'est sûr que si tu veux avoir ton mari à la maison tous les soirs pour souper, oublie ça. Mais moi, quand mon conjoint avait une journée de congé, on en profitait pleinement.»

«Il y a de tout en ville, des sports, un théâtre, un cinéma», fait-elle valoir. Mais il y a aussi, tous en conviennent, beaucoup de solitude.

La solitude au masculin

John, un électricien qui préfère que l'on taise son vrai nom, a longtemps travaillé pour les pétrolières de Fort McMurray, à 400km de sa famille, établie à Edmonton. Chaque semaine, il avait à peine plus de 24 heures à passer avec sa femme et ses trois enfants. La pression était trop forte. Le couple a éclaté.

Qu'ils soient éloignés de leur famille, divorcés ou célibataires endurcis, il y a beaucoup d'hommes seuls à Fort McMurray. Le samedi soir, au populaire bar Cowboys, ils se déchaînent sur la piste de danse ou envoient timidement la main à des clientes.

Une jeune femme qui est arrivée à Fort McMurray avec plusieurs dizaines de livres en trop confie avoir été surprise en voyant les hommes s'aligner les uns derrière les autres pour l'inviter à danser au Cowboys. Elle n'était pas habituée à autant de sollicitude. «Il y a ici beaucoup d'hommes qui ont désespérément besoin de compagnie féminine», commente-t-elle.

Et tant qu'à être seuls, ils se défoncent au travail.

Le syndrome des 10 livres

Les longues journées de travail dans les mines et les usines usent la santé, signale le Dr Michel Sauvé, chef des soins ambulatoires à l'hôpital de Fort McMurray.

«Nous constatons des taux d'obésité, de tabagisme, de troubles familiaux et sociaux parmi les plus élevés de l'Alberta», souligne-t-il. Des résidants de Fort McMurray parlent du syndrome des 10 livres: difficile de ne pas gagner un peu de poids quand on n'a pas le temps de cuisiner et que les restaurants vous servent des portions monumentales.

Mais personne n'est obligé de vivre à cette cadence folle, fait valoir Dominic House, recruteur pour Syncrude. Lui-même a passé une grande partie de sa carrière sur les sites pétrolifères. «Je n'acceptais les heures supplémentaires que lorsque je n'avais pas le choix et j'emmagasinais des congés pour voyager avec ma famille.» Il en est convaincu: il y a moyen de profiter du boom pétrolier sans souffrir...