Après le béluga, c'est au tour d'une minuscule grenouille de faire les frais d'une joute politique au gouvernement. Mais cette fois-ci, c'est à Ottawa qu'une espèce en péril créé d'intenses remous, au point où des fonctionnaires fédéraux auraient falsifié les conclusions d'un rapport scientifique, concluent des avocats spécialisés en environnement.

>>> Consultez le rapport du CQDE

Dans un rapport dévastateur d'une trentaine de pages, déposé en Cour fédérale le 24 septembre dernier, les avocats du Centre québécois du droit de l'environnement (CQDE), concluent en effet que des fonctionnaires d'Environnement Canada ont « supprimé » et « altéré » des informations scientifiques « déterminantes » qui auraient permis à la ministre Leona Aglukkaq de recommander l'adoption d'un décret d'urgence pour protéger la rainette faux-grillon à La Prairie. Depuis 2010, la rainette a le statut d'espèce en péril au Canada.

L'espèce est menacée dans cette municipalité par un projet immobilier évalué à 300 millions de dollars. Les travaux ont débuté en juillet dernier. Selon les experts, La Prairie abrite l'une des dernières et des plus importantes populations de rainettes faux-grillons du Québec. En Montérégie, elle a perdu plus de 90 % de son habitat au cours des 60 dernières années.

En mai 2013, le CQDE et Nature Québec ont demandé au ministère fédéral de l'Environnement de recommander au premier ministre Stephen Harper l'adoption d'un décret d'urgence en vertu de l'article 80 de la Loi sur les espèces en péril. Devant le refus de la ministre, les deux organismes ont porté l'affaire en Cour fédérale.

Un argumentaire «loufoque»

C'est dans le cadre de ce recours judiciaire que le CQDE a épluché des centaines de pages de notes et de courriels rédigés par des fonctionnaires d'Environnement Canada. Parmi les documents qu'Ottawa était tenu de transmettre à la partie adverse se trouvait aussi un rapport scientifique d'une quinzaine de pages préparé par l'un de ses biologistes, spécialiste du rétablissement des espèces en péril.

Or, ce rapport n'a jamais été communiqué à la ministre, affirme Me Frédéric Paquin, l'un des auteurs du mémoire du CQDE. Seule une partie de cette évaluation lui a été transmise et des conclusions importantes ont été écartées.

Dans leurs communications à la ministre, les fonctionnaires ont aussi conclu que 90 % de l'habitat de la rainette serait préservé dans le bois de la Commune, à La Prairie. Dans son rapport, le biologiste Alain Branchaud concluait pourtant que seulement 15 % de l'habitat serait encore intact après la réalisation du projet domiciliaire. Ce sont grosso modo ces mêmes chiffres (17 %) qui sont évoqués dans des documents du ministère québécois de l'Environnement.

« Il n'y a aucun élément dans tout le dossier transmis par Environnement Canada qui nous permet de comprendre comment les fonctionnaires sont arrivés à cette conclusion, signale Me Paquin. Notre hypothèse, c'est qu'ils ont pris l'ensemble de la zone géographique visée par le projet résidentiel, soit 865 hectares, et soustrait le nombre total d'hectares du projet comme tel, soit 80 hectares. Mais une partie de l'autoroute 30 à La Prairie fait aussi partie de cette zone, et on comprend bien qu'une autoroute n'est pas un habitat essentiel pour la rainette ! Cela en est presque drôle tellement cet argumentaire est loufoque. »

Disparition complète d'une population

Dans son rapport, Alain Branchaud signale aussi que la « métapopulation » de La Prairie « est considérée comme une cible importante de la stratégie de rétablissement de l'espèce ». Il conclut d'ailleurs que ce projet immobilier « pourrait mener à la disparition complète de l'importante métapopulation du bois de la Commune ».

La majorité de ces conclusions n'auraient pas été transmises à la ministre.

Selon le CQDE, aucun document n'explique la « suppression de ces informations ». L'organisme conclut que des échanges verbaux ont « probablement eu lieu » entre Sue Milburn-Hopwood, directrice générale du Service canadien de la Faune, et Mike Beale, sous-ministre adjoint à Environnement Canada. Toutefois, aucun document au dossier ne rapporte la teneur de ces échanges.

Ottawa a jusqu'au 24 octobre pour déposer son mémoire à la Cour fédérale. Selon Frédéric Paquin, une date d'audience sera fixée par la suite, probablement en décembre ou en janvier. La Cour aura alors à trancher si oui ou non la ministre de l'Environnement doit recommander l'adoption d'un décret d'urgence pour protéger l'espèce à La Prairie.

Environnement Canada n'a pas été en mesure de répondre aux questions de La Presse hier.

Fondé en 1989, le CQDE se spécialise dans le droit de l'environnement. C'est cet organisme qui a demandé et obtenu de la Cour supérieure du Québec l'arrêt temporaire des travaux de forage à Cacouna, où se trouve une importante pouponnière pour le béluga, une autre espèce menacée.

Rappelons que le projet « Domaine de la nature », à La Prairie, a reçu toutes les autorisations du ministère québécois de l'Environnement. Cependant, des experts du Ministère doutent eux aussi du rétablissement de l'espèce dans cette municipalité. Un plan de conservation préparé en 2002 par l'ancienne Société de la faune et des parcs concluait déjà que tout projet immobilier dans ce secteur constituait un risque majeur pour la rainette. Nature Québec a d'ailleurs tenté, en vain, de faire annuler le certificat d'autorisation par le nouveau ministre de l'Environnement, David Heurtel.

Refus pour un décret d'urgence

Extrait de la réponse du sous-ministre de l'Environnement Mike Beale à Nature Québec en mars 2014 : 

« Même si le déclin de la rainette faux-grillon de l'Ouest dans tout le sud du Québec et de l'Ontario peut être qualifié de grave d'un point de vue biologique, Environnement Canada estime que la portée des travaux envisagés sur le site de La Prairie ne menace pas la possibilité de la présence de l'espèce ailleurs en Ontario et au Québec. Par conséquent, la rainette faux-grillon de l'Ouest n'est pas confrontée à une menace imminente concernant sa survie ni son rétablissement. »