La vallée du Saint-Laurent recèle du gaz naturel emprisonné en profondeur dans une roche dure comme de l'ardoise: le shale. Des centaines de forages gaziers sont prévus ici dans les prochaines années. Mais l'opération suscite la méfiance des citoyens. La Pennsylvanie a déjà commencé à forer son sous-sol, non sans en subir les conséquences. Mais en Pennsylvanie rurale, dévastée par la pauvreté, on continue de voir le gaz de shale comme une manne.

Victoria Switzer ne se doutait pas que la visite d'un représentant d'une société gazière, en 2005, sonnait la fin de son projet de retraite paisible. «Il m'avait dit : "On pense qu'il y a du gaz chez vous. On va peut-être faire un puits dans les environs. Si on en trouve, vous aurez une partie des bénéfices." Je me disais qu'on aurait peut-être assez d'argent pour payer la nourriture de notre chien.»

Trois ans plus tard, sa maison est entourée de 62 puits de gaz dans un rayon de 3 km. Et l'eau de son robinet - comme celle de tous ses voisins - est contaminée. «On a choisi ce terrain pour notre maison de rêve et on se retrouve comme dans une zone de guerre», dit Mme Switzer, âgée de 58 ans.

Revenue de son choc initial, cette enseignante à la retraite s'est mise à chercher de l'information sur le b. a.-ba du gaz de shale.

L'extraction du gaz naturel emprisonné dans le shale, une pierre dure comme l'ardoise, est rentable seulement depuis une dizaine d'années, avec l'apparition des forages horizontaux et l'introduction de la fracturation à haute pression.

Cette technique implique l'injection de grandes quantités d'eau additionnée de sable et de produits chimiques, ainsi que le forage de nombreux puits sur le même territoire. Un seul puits peut subir plusieurs «fracturations» au fil des ans. Une partie de l'eau ressort polluée et doit être traitée.

Avec le forage de 500 000 puits en 10 ans aux États-Unis, le gaz de shale a éliminé la pénurie appréhendée de gaz naturel sur le continent. Seulement cette année, la Pennsylvanie a autorisé plus de 5000 forages.

Cette expansion fulgurante a cependant été faite sans aucune étude d'impact. Finalement, cette année, devant l'accumulation d'indices de pollution de l'air et de l'eau, l'Agence fédérale de protection de l'environnement (EPA) a lancé une étude à ce sujet.

Il était temps, selon les opposants au gaz de shale. «De nombreux incidents ont contredit les prétentions de l'industrie sur la sûreté de ses activités», affirme Sustainable Otswego, un groupe qui demande un moratoire de deux ans sur les forages dans tout l'État de New York.

De l'eau qui explose

Assise sur son sofa élimé, Norma Fiorentino regarde ses enfants aller et venir dans son modeste bungalow de Dimock. «Je vis de l'aide sociale, je reçois 677 $ par mois, dit-elle. Quand le représentant est venu nous proposer de signer un bail pour l'exploitation gazière, il m'a dit que je ferais assez d'argent pour me construire une maison neuve.»

Son rêve a tourné au cauchemar. L'argent ne s'est jamais matérialisé. Et, le 1er janvier 2009, son puits d'eau potable a explosé. «Il y avait des blocs de ciment fendus éparpillés sur le terrain», raconte-t-elle. La société gazière a fini par reconnaître sa responsabilité. Il y a un puits de gaz naturel à quelque 200 m derrière la maison de Mme Fiorentino.

L'eau est maintenant livrée aux frais de l'entreprise, mais l'hiver, Mme Fiorentino doit chauffer à grands frais sa citerne extérieure pour éviter qu'elle ne gèle.

À la suite de l'explosion chez Mme Fiorentino, l'Agence de l'environnement de la Pennsylvanie a fait fermer 12 puits de gaz à Dimock, après avoir conclu qu'ils étaient défectueux.

«Énorme pour l'emploi»

Dimock est niché dans la région des «montagnes Infinies», dans le nord-ouest de la Pennsylvanie, à 200 km au nord de Philadelphie. Le long des routes sinueuses, on vend du sirop d'érable. Mais c'est l'industrie laitière qui a le plus marqué le paysage, avec l'industrie du bois et les carrières. Jusqu'à maintenant.

Aujourd'hui, à chaque détour du chemin, il y a une plateforme gazière. Certaines sont en construction - des bulldozers et des camions viennent décaper le sol et décharger du gravier, comme ici, au nord de Rome, à 80 km à l'ouest de Dimock. Dans la ferme voisine, on cultive des fraises et des tomates.

«Le gaz, c'est énorme pour l'emploi, nous dit le jeune préposé au stand de vente. L'Université Penn State dit qu'il se créera 200 000 emplois, même si la plupart des équipes de forage viennent du Texas ou de l'Oklahoma.»

À Orwell, quelques kilomètres plus loin, une foreuse aussi haute qu'un immeuble de 10 étages trône au milieu de citernes et de conteneurs, alors que vrombit une puissante génératrice.

Le forage ne dérange pas Leonard Jones, qui habite à 100 m de là. «Il n'y a pas vraiment de désavantage, sauf pour les dommages faits aux routes, dit-il. Il y a beaucoup de travail pour les chauffeurs de camion à benne et de camion-citerne. Et pour les fermiers qui louent leur terre, avec le prix du lait qui est si bas, ça permet peut-être de survivre encore un an.»

D'autres plateformes sont déjà en exploitation. Des réservoirs accumulent le gaz naturel en laissant échapper des vapeurs indésirables par des évents situés au-dessus.

Tout ce gaz doit bien entendu quitter la région vers les centres de consommation. C'est ainsi qu'à Dimock, un poste de compression alimenté au diesel a été installé à flanc de ravin, en plein milieu de la forêt. Un peu plus loin, un nouveau gazoduc est en construction.

Victoria Switzer enrage contre cette industrialisation. «L'an dernier, il y a eu un déversement de diesel dans un ruisseau. Ça a coulé pendant plus de 10 heures», dit-elle. De son coté, Mme Fiorentino croit que la Pennsylvanie ne peut se passer de la manne du gaz. «Il doit y avoir une manière de bien faire les choses», dit-elle.

L'État de New York déchiré

Mmes Fiorentino et Switzer font partie des dizaines de «victimes» du gaz de shale que l'on voit dans le documentaire Gasland, du cinéaste Josh Fox. Ses parents et lui s'étaient vu offrir 100 000 $ pour permettre des forages sur leur terrain, en Pennsylvanie. Au lieu de prendre le chèque, il a pris sa caméra et visité une vingtaine d'États où le gaz de shale est exploité. Gasland a reçu le prix du meilleur documentaire au festival Sundance cette année.

Ashley Connor, agente immobilière à Cooperstown, ressent déjà les effets de l'industrie, même si elle est encore très embryonnaire dans la région. «Il y a des gens qui ne veulent même pas visiter une maison s'il y a un bail avec une société gazière dans les environs, dit-elle. J'ai des collègues qui disent que tout ira bien, mais ce n'est vraiment pas mon cas.»

Pour Victoria Switzer, pas question de vendre, de toute manière. «Quelle famille viendrait s'installer au milieu d'un champ de gaz ?» demande-t-elle.